![]()
Cet article est disponible en : 🇩🇪 Allemand
Entre les frontières :
La Sarre et la Lorraine – le centre oublié de l’Europe
Automne 1979, Longwy. Aucune étincelle ne jaillit plus des hauts-fourneaux, seulement de la fumée qui s’élève des barricades en flammes. Les ouvriers lancent des pavés, les femmes brandissent des banderoles, les enfants courent entre policiers et piquets de grève. « Longwy brûle », écrit la presse. Mais Paris n’écoute pas. Les fours s’éteignent, les voix se perdent.
Printemps 2012, Florange. Le président Hollande paraît devant les caméras, jure le sauvetage, la main sur le cœur. Quelques mois plus tard, tout est terminé : les tours se figent, squelettes rouillés dressés contre le ciel. Les hommes et les femmes qui, des générations durant, avaient forgé l’Europe, basculent dans le chômage.
Été 2025, Sarrelouis. Sur la chaîne, la dernière carrosserie. Les ouvriers filment la fin de leur propre histoire avec leurs téléphones. Pendant quarante-six ans, l’usine fut l’un des plus grands employeurs du pays. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’une tombe d’acier et de silence.
Trois scènes, trois décennies, deux régions. La Lorraine et la Sarre – un destin commun qui ne parle pas de victoires, mais de pertes. Et c’est justement dans la perte que réside une vérité.
L’industrie comme identité et abîme
Depuis le XIXᵉ siècle, l’espace entre Sarre et Moselle n’était pas une périphérie, mais un cœur. Le minerai lorrain, le charbon sarrois – ensemble, ils donnèrent à l’Europe son ossature. À Florange, Hayange, Dillingen et Völklingen, on ne produisait pas seulement de l’acier, mais aussi de l’assurance de soi.
Ce travail n’avait rien de romantique : il brisait les corps, enchaînait les familles au rythme de l’horloge des postes. Mais il donnait une dignité. Les hommes qui rentraient après douze heures le visage noirci portaient de la fierté dans le regard. Les femmes qui nourrissaient les familles pendant que les hommes descendaient au fond étaient les héroïnes silencieuses de cette époque.
Puis vint la rupture. La Lorraine perdit ses hauts-fourneaux dans les années 1970 et 1980. Longwy fut le symbole, Florange l’épilogue. Dans la Sarre, l’industrie tint plus longtemps, mais l’issue fut la même. En 2012, tomba le dernier puits d’Ensdorf, en 2025 la dernière voiture de Sarrelouis. Les deux régions perdirent non seulement des emplois, mais aussi leur identité.
L’occasion manquée de 1955
En octobre 1955, la Sarre se trouva à la croisée des chemins. Le statut sarrois offrait la possibilité d’une autonomie partielle, sous contrôle européen, étroitement liée à la France. Johannes Hoffmann et Gilbert Grandval y voyaient une vision : faire de la région un laboratoire de l’Europe. Non pas objet, mais sujet de la politique.
67,7 % des Sarrois dirent non. Une décision qui promettait la sécurité – retraites, deutsche Mark, retour à la République fédérale. Mais aussi une occasion perdue. Si la Sarre avait suivi ce chemin, elle aurait pu, avec la Lorraine et le Luxembourg, former un centre propre – une région qui ne dépendait ni de Paris ni de Berlin, mais d’elle-même.
Soixante-dix ans plus tard, la question semble plus brûlante que jamais. Paris a dissous la Lorraine dans le « Grand Est », Berlin évoque l’intégration de la Sarre en Rhénanie-Palatinat. Dans les deux cas, la même logique : administration au lieu d’autodétermination, dissolution au lieu d’identité propre.
Des frontières qui ne disparaissent pas
La rhétorique politique parle de frontières ouvertes, la réalité montre autre chose. Le tram de la Sarre va jusqu’à Sarreguemines – et s’arrête là. Metz, à peine à 80 kilomètres, reste sans liaison directe. Une heure suffirait, c’est un périple avec correspondances.
Des milliers de personnes font pourtant la navette chaque jour. Des Lorrains travaillent dans les cliniques sarroises, des Sarrois achètent des maisons en Moselle. Sur les marchés se rencontrent rostwurst et quiche lorraine. Au quotidien se vit ce que la politique ne parvient pas à organiser.
La frontière a officiellement disparu, mais elle agit toujours – non plus par une barrière, mais dans les têtes, les horaires, les programmes de subventions qui existent côte à côte sans s’articuler.
Une culture de l’entre-deux
L’identité dans cette région n’est pas affaire de passeports, mais d’histoires. Des grands-pères qui travaillaient dans les mines de Forbach, des fils aux hauts-fourneaux de Dillingen, des filles qui étudiaient à Nancy et vivaient à Sarrebruck.
Cette vie de l’entre-deux n’est pas une faiblesse. C’est une ressource. Ici, on sait qu’on peut se sentir français et parler allemand, qu’on peut se tenir entre les mondes et pourtant garder sa dignité.
C’est aussi une culture de résistance. Non pas spectaculaire, non pas héroïque au sens des monuments, mais quotidienne. Des familles qui restèrent malgré la fermeture des usines. Des femmes qui tenaient les foyers pendant que les hommes perdaient leur emploi. Des étudiants qui grandissent bilingues alors que l’école les pousse souvent au monolinguisme.
Philosophie du souvenir
Le philosophe Paul Ricoeur parlait de la dialectique entre mémoire et oubli. En Lorraine et en Sarre, cette dialectique agit comme une malédiction. Se souvenir – des guerres, de l’industrie, de l’identité. Oublier – des lieux disparus, des noms effacés, des villages abandonnés.
Paris veut que la Lorraine disparaisse comme terme, dissoute dans le « Grand Est ». Berlin veut affaiblir la Sarre en lui retirant son autonomie. Les deux redoutent le souvenir que cette région pourrait aussi exister par elle-même.
Mais la mémoire ne s’efface pas. Elle vit dans les gravures de Jacques Callot, qui montrent la souffrance des civils pendant la guerre de Trente Ans. Elle vit dans les ruines de La Mothe, dans le patrimoine mondial de la Völklinger Hütte, dans les visages de ceux qui se rappellent encore l’odeur des postes de nuit.
Le dernier mot nous revient
La Sarre et la Lorraine ne sont pas une marge. Elles sont un centre qu’on a oublié. Un centre qui a appris à vivre avec les ruptures. Un centre qui ne doit pas attendre son avenir de la grâce des capitales, mais l’affirmer elle-même.
Quand le vent souffle sur les hauts-fourneaux éteints et que les parkings vides de Sarrelouis racontent la fin d’une époque, il n’y a pas là résignation. Il y a le souvenir que la dignité compte plus que la possession. Que la résistance n’est pas seulement militaire, mais aussi linguistique, culturelle, quotidienne.
La Dernière Cartouche – cela signifie ne pas céder quand tout semble perdu. Cela signifie élever la voix quand les autres se taisent. Pour la Sarre, pour la Lorraine, pour une région qui n’est pas périphérie, mais cœur.
Le sens naît de l’entre-deux. C’est là que réside la force de cette région : ni allemande, ni française, mais les deux et davantage. Non pas une note en bas de page, mais un centre. Non pas seulement mémoire, mais aussi avenir.
Robert Schuman – d’une blessure une vision
Ce n’est pas un hasard si l’un des pères de l’Europe venait de Lorraine. Robert Schuman, né au Luxembourg, formé à Metz, marqué par les fractures de sa patrie, savait : la paix ne naît pas dans les capitales, mais aux frontières. Là où les hommes sont contraints de vivre chaque jour avec la limite.
Le 9 mai 1950, il prononça la phrase qui depuis est devenue l’acte fondateur de l’Europe :
« La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. »
Il savait de quoi il parlait. Sa patrie avait vu le charbon et l’acier transformés en armes. C’est pourquoi il proposa de placer précisément ces forces en des mains communes – non plus les uns contre les autres, mais ensemble. De la CECA naquit la première architecture d’une nouvelle Europe.
Schuman demeure ainsi pour nous, en Sarre et en Lorraine, un avertissement. Notre avenir ne se décide ni à Paris ni à Berlin, mais ici, au centre, là où des blessures d’hier peuvent faire naître des possibles pour demain.


© Bildrechte: La Dernière Cartouche
© Bildrechte: La Dernière 
© La Dernière Cartouche – Tous droits réservés. (Création originale. Utilisation strictement réservée à l'identité visuelle du magazine.)
© Bildrechte: La Dernière 




















© Bildrechte: La Dernière Cartouche / LdLS
© Bildrechte: La Dernière 
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !
Bei La Dernière Cartouche dürfen Sie leidenschaftlich diskutieren – aber bitte mit Stil. Keine Beleidigungen, kein Off-Topic, kein Spam. Persönliche Angriffe gegen Autor:innen führen zum Ausschluss.
🇫🇷 Règles de commentaire :
Sur La Dernière Cartouche, vous pouvez débattre avec passion – mais toujours avec style. Pas d’insultes, pas de hors-sujet, pas de spam. Les attaques personnelles mènent à l’exclusion.