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Bowie, Gorman, Wahl : Sur l’art, la liberté et les bulles de pensée
Une chronique
Remarque

Une chronique d’humeur littéraire
Ce texte traite de l’imagination et de la liberté. Il a été écrit sans aucune assistance électronique et résulte du travail d’un réseau neuronal humain, doté de ses propres limites et de son désir de connaissance.
Dans l’esprit du philosophe Karl Jaspers, la liberté réside dans le débat. C’est cette liberté de controverse que je ne souhaite pas filtrer davantage par des moyens artificiels. Je livre donc ici mes réflexions comme base d’une discussion ultérieure – si toutefois elles le méritent.
Je m’intéresse à trois personnalités connues, voire célèbres, à leurs œuvres et à leurs approches respectives, en posant la question suivante : qu’est-ce qui les relie ou les sépare lorsque nous parlons de la critique de leur travail ?
Le chanteur, peintre, auteur, acteur et compositeur britannique David Bowie (1947 – 2016), célèbre pour ses métamorphoses incessantes et sa capacité à unir la dissolution de soi à son art (Blackstar, 2016), fut souvent – et à tort – qualifié de caméléon.
Or un caméléon se transforme pour se dissimuler. Bowie, lui, voulait qu’on le voie, qu’on remarque sa créativité débordante. Cela soit dit en passant, comme un exemple abrupt d’une perception erronée d’une personnalité artistique.
Amanda Gorman (née en 1998) est une poétesse et écrivaine américaine, qui participa à la cérémonie d’investiture de Joe Biden et devint mondialement connue avec son poème The Hill We Climb, traduit dans de nombreuses langues.
Caroline Wahl (née en 1995) est germaniste et romancière allemande à succès (22 Bahnen, Windstärke 17, Die Assistentin), une autrice qui, comme toute figure publique, doit faire face à des critiques variées – certaines élogieuses, d’autres moins.
Je ne m’attarderai pas ici sur les détails de ses œuvres littéraires, afin de mieux concentrer le propos.
Commençons donc par les critiques négatives adressées à Gorman.
Il ne s’agit pas ici d’une critique de ses textes à proprement parler, mais du traitement réservé à ses traductrices et traducteurs.
Les premières traductions venues de Catalogne, des Pays-Bas et d’Allemagne furent l’objet de vives controverses : certains refusaient d’admettre que des personnes d’un autre sexe ou d’une autre couleur de peau que la poétesse elle-même puissent refléter ou ressentir son attitude personnelle dans une traduction.
On affirma même que seules des femmes issues du milieu POC étaient capables de comprendre l’expérience de Gorman, et que les autres tentatives de traduction devaient être rejetées.
Pour Wahl, une grande partie de la critique suivit un autre raisonnement : une autrice privilégiée (père chirurgien, mère enseignante) ne saurait en aucun cas décrire la précarité ou la pauvreté, puisque, disait-on, elle ne les avait jamais vécues.
Difficile ici de ne pas penser à Édouard Louis.
Ces deux approches critiques révèlent une totale méconnaissance de l’art – mieux vaudrait dire : un abîme d’ignorance, voire de bornitude sans fond.
Le bon mot reste valable : la tête est ronde pour que la pensée puisse changer de direction.
Qu’est-ce donc que l’art et la littérature ?
Ne sont-ce pas les artistes qui, par leur imagination prodigieuse, nous emmènent vers d’autres rivages, d’autres planètes, et nous offrent ainsi une forme d’accomplissement ?
Prenons quelques exemples simples :
Leif Randt ou Asimov peuvent nous conduire dans des univers lointains sans y être jamais allés.
Karl May a pu écrire sur les peuples autochtones sans les avoir rencontrés.
Nachtwey peut, en tant que chercheur, étudier l’extrême droite sans en être membre.
Flaubert (dans Salammbô) pouvait rêver de Carthage sans l’avoir vécue.
Hanks pouvait représenter la guerre du Vietnam sans y avoir pris part.
Fallada seul devait-il écrire sur la morphine ?
Et Frank Zappa pouvait-il chanter Billy the Mountain sans avoir jamais été montagne ?
À mon sens – et je lis beaucoup, avec plaisir – Caroline Wahl écrit de manière incroyablement juste et crédible sur la pauvreté.
Nous avons besoin d’autrices capables d’aborder ces thèmes essentiels, sans lesquels les dérèglements politiques extrêmes de notre temps resteraient incompréhensibles.
Sans de tels passeurs, beaucoup resteraient ignorants.
Ils ne pourraient jamais entrevoir d’autres conditions d’existence.
Je me souviens du « Russenturm », ce surnom donné à une tour remplie de rapatriés venus de l’Est.
Dans ma région aussi, il existe, au sens populaire, des maisons Vodka, à dix minutes d’ici.
Il faut écrire sur ces lieux et sur leurs habitants.
Ces gens le méritent.
Et surtout : il ne faut rien se laisser interdire par la meute.
Selon Jaspers, une telle attitude relèverait d’une soumission à une dictature de la pensée ou de la foi.
Peut-on imaginer des traductrices et traducteurs qui, par leur vaste savoir, parviennent à rendre un texte dans une autre langue ?
Ceux qui sous-estiment les capacités de leurs semblables ne révèlent que leurs propres limites.
À l’inverse, la logique de la bulle et de ses réflexes pavloviens reviendrait à ceci :
Wahl ne devrait écrire que des romans de médecins et de tables bourgeoises,
et les traducteurs ne devraient traduire que les auteurs de leur propre ethnie.
Venons-en à Bowie, le Thin White Duke, le Starman, le Harlequin, Major Tom et l’étoile noire qu’il est devenu : Ashes to Ashes.
À ma connaissance, Bowie ne s’est jamais trouvé dans une capsule spatiale.
Et pourtant, dans sa chanson la plus célèbre (Space Oddity), il chante l’histoire d’un homme perdu dans l’espace.
Nul besoin de rappeler Life on Mars ou Fall Dog Bombs the Moon.
Mais alors : pourquoi Bowie aurait-il le droit de le faire, et les autres non ?
Pourquoi n’entend-on aucune protestation ?
Ne l’a-t-on pas compris ?
N’est-il plus « de son temps » ?
La pensée en bulle exclurait-elle toute autre réflexion et se révélerait ainsi incohérente ?
Enfin, un mot sur le grand philosophe et psychiatre Karl Jaspers (1883 – 1969), redevenu aujourd’hui d’une troublante actualité.
Pour lui, le progrès et une vie sensée ne sont possibles que dans un débat entièrement libre.
Faisons tout pour que la culture du désaccord, multiple et approfondie, retrouve sa place à l’époque des images toutes faites (Merz) et des critiques superficielles, réactives, sans expérience ni pensée.
Notre temps, si difficile, le mérite pleinement.
Christof Sperl
Diplômé en études romanes et anglophones
Membre de la Fédération allemande des francoromanistes – FRV/AFRA
www.francoromanistes.de | smartstorys.at
Remarques linguistiques (DE ↔ FR) – Adaptations nécessaires pour la compréhension mutuelle
| Allemand / Deutsch | Français | Pourquoi / Warum |
|---|---|---|
| „Er wurde oft und falsch wegen seines stetigen Wandels als Chamäleon bezeichnet.“ | « fut souvent – et à tort – qualifié de caméléon » | FR : Restructure la phrase passive avec inversion stylistique, plus fluide en français. DE : Betonung „oft und falsch“ wird durch tirets übertragen, typisch pour la prose critique. |
| „Dies sei aber nur am Rande und als schroffes Beispiel …“ | « Cela soit dit en passant, comme un exemple abrupt … » | FR : Formule journalistique courante. DE : „sei“-Konstruktion klingt im Französischen zu trocken, daher idiomatische Wendung. |
| „wurde zum Gegenstand heftiger Kontroversen“ | « fut l’objet de vives controverses » | FR : Calque idiomatique – „vives controverses“ ist fester Ausdruck. DE : „heftig“ → „vives“ vermeidet unnötige Intensitätssteigerung. |
| „zeigt keinerlei Wissen um und Gespür für Kunst“ | « révèlent une totale méconnaissance de l’art » | FR : Zusammenfassung zweier deutscher Nomen („Wissen“, „Gespür“) in einem idiomatischen Ausdruck. DE : Französischer Stil bevorzugt Kondensation vor Wiederholung. |
| „Abgrund an Unwissen oder gar bodenloser Beschränktheit“ | « un abîme d’ignorance, voire de bornitude sans fond » | FR : Neologismus „bornitude“ = journalistisch ironisch. DE : erhält denselben Spottton, aber milder als „Borniertheit“. |
| „Der Kopf ist rund, damit das Denken seine Richtung ändern kann.“ | « la tête est ronde pour que la pensée puisse changer de direction » | FR : Bonmot de Picabia, in Frankreich bekannt – Zitat bleibt identisch, orthographisch modernisiert. |
| „unfassbare Vorstellungskraft“ | « imagination prodigieuse » | FR : „prodigieuse“ traduit l’intensité sans redondance. DE : „unfassbar“ wörtlich wäre zu pathétique („inconcevable“). |
| „Man muss darüber und ihre Bewohner schreiben.“ | « Il faut écrire sur ces lieux et sur leurs habitants. » | FR : „Il faut“ schafft moralischen Imperativ, direkter als deutsches Modal „muss“. DE : Stilistisch korrespondierende Nachdrücklichkeit. |
| „die Meute“ | « la meute » | FR : Beibehaltung des animalischen Bildes, in beiden Sprachen idiomatisch gleichwertig. |
| „Unterordnung unter eine denkerische oder religiöse Diktatur“ | « soumission à une dictature de la pensée ou de la foi » | FR : Alliteration pensée/foi mildert Pathos. DE : Satzrhythmus bleibt philosophisch, Jaspers-Ton gewahrt. |
| „Blase mit ihren Reiz-Reaktions-Mechanismen“ | « logique de la bulle et de ses réflexes pavloviens » | FR : „réflexes pavloviens“ = fester Ausdruck, vermittelt dasselbe Bild der Reizkette. DE : Technische Metapher „Mechanismus“ wird in FR psychologisch gedeutet. |
| „Thin White Duke, Starman, Harlekin, Major Tom und schwarzen Stern“ | « le Thin White Duke, le Starman, le Harlequin, Major Tom et l’étoile noire » | FR : Mischung aus Original und Übersetzung, bewahrt Popkulturcodes. DE : Ein Teil unübersetzt lassen erhöht Authentizität. |
| „Inkludiert das Blasendenken nicht jede mögliche Überlegung“ | « La pensée en bulle exclurait-elle toute autre réflexion » | FR : Umkehrung des Satzes als rhetorische Frage, natürlicher im französischen Duktus. |
| „Fortschritt und sinnvolles Leben … nur in einer völlig freien Debatte möglich“ | « le progrès et une vie sensée ne sont possibles que dans un débat entièrement libre » | FR : Wortgetreue, idiomatische Wiedergabe. DE : Keine Anpassung nötig – philosophischer Register kongruent. |
| Gesamtlänge der Perioden | phrases légèrement raccourcies | FR : Le français supporte schlecht les longues périodes allemandes ; on segmente sans perte. DE : Stilistische Pflichtanpassung für Lesefluss und Presse-Rhythmus. |

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Markus Lüpertz Porträtkarikatur
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