Cet article est disponible en : 🇩🇪 Allemand
Un texte de Christof Sperl, auteur invité de La Dernière Cartouche
Comment l’espagnol a fait de moi un colonialiste et un antisémite
À propos de notre auteur invité
Avec Christof Sperl, nous accueillons un auteur invité dont la précision linguistique impressionne autant que son indépendance intellectuelle. Diplômé en études romanes et anglo-saxonnes, formé dans les traditions de la philologie et de la critique littéraire européenne, Sperl allie rigueur analytique et élégance stylistique.
Ses textes ne sont pas de simples commentaires – ce sont des interventions. Sperl n’écrit pas pour plaire, mais pour remettre en question : les habitudes de pensée, les structures narratives du pouvoir, la relation entre langue et société. Sa critique sans concession des systèmes langagiers idéologisés mérite une mention particulière – comme en témoigne son analyse de la scientologie, menée avec la minutie d’un philologue et la lucidité d’un observateur politique.
À une époque où le discours se dissout souvent dans l’opinion, Christof Sperl incarne la discipline conceptuelle, la rigueur argumentative et une posture qui refuse toute récupération ou compromission. Nous sommes heureux de faire entendre sa voix dans La Dernière Cartouche.
La pièce où ceci est écrit appartient à l’aile la plus ancienne de la maison.
Elle a été construite deux fois : en 1938 et en 1944. Seul mon bureau actuel avait été épargné en 1943. Quelque part, mon grand-père a scellé dans un mur une carte du parti social-démocrate – une possession qui, il y a quatre-vingts ans, pouvait coûter la vie. Il en parlait souvent, mais n’a jamais révélé l’endroit exact de sa cachette.
Après une attaque en 1943, des gens étaient venus piller – y compris des voisins. La police, appelée sur les lieux, aurait dit à mon grand-père : « Si vous me donnez des noms, ils seront tous alignés contre le mur demain. » Mais mon grand-père n’a dénoncé personne.
C’est une histoire importante dans ma famille, restée résolument intransigeante dans son rejet des nazis, du fanatisme religieux, de l’antisémitisme, de la guerre et de tout ce qui s’y rattache. J’ai absorbé tout cela avec le lait maternel.
Derrière moi se dresse une grande bibliothèque contenant des ouvrages de Knausgård, Kafka, Roth, Tucholsky, Freud, Feuchtwanger, Arendt, Einstein, Heym, Rilke, Celan, Lebowitz, Barnes et Frank. Il y a aussi des livres en anglais, espagnol, français : Of Time and the River, dans lequel Wolfe – qui devait plus tard subir un traumatisme crânien fatal à l’Oktoberfest – célèbre pendant des pages entières le plaisir de manger. Borges. Dora Bruder. Des œuvres accumulées sur plusieurs générations. Quelle serait la vie sans textes et livres ? Une monotonie grise. Nous vivons depuis longtemps à une belle époque. Aux fenêtres des tramways, on peut lire des citations de contes des frères Grimm. Des extraits de textes et des sagesses venues de partout sont collés sur des affiches. Si l’on fait abstraction du bruit publicitaire ambiant, on peut traverser toute une ville de taille moyenne en lisant. Cela durera-t-il encore longtemps ? Panta rhei, tout s’écoule.
En 2018, un poème particulièrement beau ornait encore le mur d’une université berlinoise portant le nom d’une grande réformatrice sociale et féministe. Il avait été écrit en espagnol par Eugen Gomringer en 1951. Ce poème établit une relation entre trois mots au pluriel et un au singulier : femmes, fleurs, avenues – et un admirateur. Vingt mots en tout. Des textes dans cette forme rigide – ou similaires – font partie intégrante des cours d’écriture créative. Leur structure fixe peut être remplie de toutes sortes d’éléments. Même les débutants parviennent facilement à produire des choses qui sonnent bien.
Comme tout texte, le poème Avenidas de Gomringer offre de nombreuses lectures. Les mots se tiennent simplement côte à côte ou sont liés par des relations paradigmatiques. On peut considérer l’avenir de la ligne suivante, le passé de la précédente et leurs interactions. Le regard lyrique s’attarde. Il admire les fleurs, les avenues, les femmes. Ou il profite simplement de la douceur d’un été ensoleillé dans une ville espagnole. Le lecteur joue avec des briques qui ne sont pas de pierre – les mots ne sont pas des briques. Les fleurs du poème sont aussi belles que les avenues et les femmes. Les femmes marchent à travers des avenues fleuries. Sont-elles les protagonistes ? Qui peut le dire ? Peut-on même le savoir ? Le poème a environ soixante-dix ans. Et à l’époque comme aujourd’hui, certains hommes n’avaient rien de mieux à faire que de reluquer les femmes. De les réduire à des objets de leur regard avide.
C’est au lecteur de décider de l’effet du texte – et de ce qu’il peut encore produire aujourd’hui. On peut se laisser toucher par le poème à différents niveaux. Il rappelle les compositions picturales de Picasso ou de Kandinsky. Si l’on veut, on peut n’y voir que des rues, des regards décalés, des aplats de couleur. Personne ne devrait nous dicter comment comprendre un poème. On peut aussi se libérer d’une première interprétation si elle paraît dépassée. Les lectrices et lecteurs le comprendront chacun à leur manière. On peut s’y projeter avec des idées préconçues et y imposer un sens. On peut aussi tout simplement l’ignorer. Comme on le sait : le cerveau est créatif pour effacer ce qu’il ne veut pas voir.
Certaines personnes du comité étudiant de l’université ont trouvé le poème dégradant. La présence d’un admirateur réduirait les femmes à des objets ; par la disposition des mots, elles seraient mises sur le même plan que les fleurs et les avenues. En outre, le poème rappellerait le harcèlement sexuel omniprésent.
Après un débat, il a été décidé de retirer le poème de la façade.
Dommage, en fait. Car c’est un très beau poème. Il faut vraiment être de mauvaise humeur ou lire avec œillères pour y voir une dégradation. Gomringer lui-même a évoqué la forme poétique de la poésie concrète. Cette forme joue avec le langage. Je pense à Wittgenstein. D’après sa fille Nora, elle aussi poétesse, Gomringer n’a jamais voulu exprimer quoi que ce soit de lubrique. Le je lyrique semble admirer – et se trouve aujourd’hui assimilé à l’obsession permanente d’hommes en rut, comme on en voit dans les coulisses du cinéma, sur les plages imbibées de sangria des îles espagnoles, ou dans les commentaires sous les vidéos de femmes fortes et compétentes.
On peut y voir de la lubricité – mais ce n’est pas une obligation.
Je ne pouvais pas laisser passer cela. J’ai cliqué, j’ai participé au débat, j’ai défendu le poème et la pluralité des lectures. Et soudain, c’est devenu dangereux. On a commencé, pour ainsi dire, à tirer à balles réelles.
Le poème date de 1951, m’a-t-on enseigné. Il vient donc d’une époque où il n’existait aucun homme bien élevé, seulement un machisme ubiquitaire, une virilité toxique ou le vieux sexisme d’un autre âge. Il y aurait bien des lectures possibles, mais il fallait tenir compte de celle des personnes offensées. Les autres lectures ? Possibles, mais fondamentalement non pertinentes.
Quand j’ai timidement fait remarquer que j’étais en fait un progressiste amoureux de littérature, peut-être même un homme de gauche, on m’a renvoyé à la virilité immanente à la gauche elle-même.
Comme le poème rappellerait fatalement une culture du viol institutionnalisée, il fallait l’enlever. En tant qu’université de classe ouvrière (et j’insiste sur le terme Fachhochschule, au sens du biologiste Ludwig Huber), la poésie élitiste à la façade exercerait une fonction d’oppression sur les milieux populaires. Donc : à la trappe ! Le fait que le poème soit en espagnol – langue entachée de colonialisme (parlait-on du colonialisme arabe ou ibérique ?) – le rendrait inapte comme médium culturel démocratique. En tant que langue des élites, il exclurait les précaires. Le quartier avait d’ailleurs été choisi précisément pour son caractère non élitiste. Comme chacun sait, la gentrification pousse les classes populaires vers les marges des villes.
Le terme Big Money, dans ce contexte, serait toutefois interdit, car il « victimise la classe ouvrière féminine ».
On m’a qualifié de classiste égocentrique. Et puisque je m’opposais à une université portant le nom d’une grande femme juive, évidemment aussi d’antisémite.
Lorsque j’étais jeune, l’espagnol était pourtant considéré comme une langue à la mode, celle des pauvres et des opprimés d’Amérique latine et du Sud.
Je ne vais même pas m’attarder ici sur le fait que, s’il existait des langues véritablement plombées par leur passé colonial – et si elles n’étaient que cela – toutes les grandes langues européennes mériteraient le bûcher. À commencer par le français. Et tant qu’à faire, brûlons aussi le japonais et le chinois. Et l’allemand ? Inutile d’en parler, bien sûr !
Qu’il y ait eu et qu’il y ait encore des combattants de la liberté et des prolétaires espagnols, passons.
De même que le fait que des femmes influentes et brillantes du monde littéraire adorent ce poème classique.
Depuis 2019, il est réapparu ailleurs. Il se trouve maintenant sur le mur d’une coopérative berlinoise. Il a survécu à la tempête.
Je ne peux pas m’empêcher de formuler ici une petite théorie du complot en riant, un Aluhut’s finest, comme on dit :
Et si tous ces autoproclamés analystes n’étaient en réalité que des agents infiltrés de l’extrême droite, ou du moins des chevaux de Troie bien placés, pour décrédibiliser le dernier bastion de la gauche comme irrémédiablement folle ?
Pensez-y. Je serais curieux de votre avis.
Hinweis zur Übersetzung
- Es handelt sich nicht um eine wortwörtliche Übersetzung.
- Der Text wurde stilistisch angepasst, um im Französischen natürlich zu wirken.
- Ironie, kulturelle Anspielungen und komplexe Satzstrukturen wurden behutsam übertragen.
- Ziel war eine wirkungsgleiche, literarische Übersetzung im Ton des Originals.
- Der Sinn blieb vollständig erhalten, kleinere Umstellungen dienen der Lesbarkeit.
Note sur la traduction
- Il ne s’agit pas d’une traduction littérale.
- Le texte a été adapté stylistiquement pour une lecture fluide en français.
- Ironie, références culturelles et structures complexes ont été retranscrites avec soin.
- L’objectif était une traduction équivalente dans l’effet, fidèle au ton original.
- Le sens est entièrement conservé, avec quelques ajustements pour la clarté.
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !
Une belle traduction bien réussie!