Summary
Autrefois, les intellectuels dérangeaient. Aujourd’hui, ils se taisent. Étienne Valbreton interroge cette disparition apparente de l’élite critique, et explore les espaces où la pensée reste encore possible – fragile, mais vivante.
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Les intellectuels sont fatigués
– Où est passée l’élite critique ?
Les intellectuels sont fatigués – Où est passée l’élite critique ?
Il règne un silence étrange. Non pas un silence vide, mais un silence rempli d’absences. Là où jadis résonnaient des noms qui fissuraient les fondations du pouvoir par la seule force de leur lucidité – Bourdieu, Derrida, Barthes, Adorno – il ne reste souvent qu’un écho lointain. Les grands textes, ceux qui reliaient l’intellectuel au politique, le politique au poétique, s’effacent sous la lumière crue d’un monde qui ne tolère plus ni la lenteur ni l’hésitation.
Qu’est-il advenu des penseurs qui osaient déranger ? Ceux qui ne s’alignaient sur aucune ligne, qui ne cherchaient ni aplomb ni adhésion, mais ouvraient des brèches, des incertitudes, des possibilités ? La fatigue des intellectuels n’est pas une lassitude biologique. C’est une épuisement structurel. Elle ne vient pas de leur âge, mais de l’époque elle-même – d’une époque qui soupçonne toute réflexion, qui transforme le doute en soupçon, et l’ambivalence en trahison.
Notre époque n’aime pas les silences. Elle n’aime pas non plus les phrases lentes, ni les pensées nuancées. Elle veut des prises de position, rapides, claires, affichées. L’intellectuel, tel qu’on le connaissait – cet observateur de la deuxième ligne, cet arpenteur du doute – est devenu trop lent, trop dense, trop opaque pour les rythmes numériques. L’attention se mesure désormais en secondes, la vérité en likes, la pertinence en visibilité.
Les réseaux dits sociaux, qui promettaient autrefois l’ouverture, ont installé une forme de clôture algorithmique. Dans ce théâtre automatisé, on ne pense pas, on réagit. Le geste intellectuel, celui qui consiste à différer, à suspendre, à méditer, devient illisible. L’élite critique n’a pas disparu ; elle a été rendue inaudible. Certains se sont tus. D’autres se sont adaptés – pas politiquement, mais formellement. Ils parlent désormais dans des formats qui les défigurent. Conférences courtes, débats lisses, tribunes convenues. Le prix de cette adaptation ? Des idées réduites à des slogans, des intuitions transformées en produits culturels.
Le repli est aussi institutionnel. Les lieux de pensée critique – universités, revues, librairies, théâtres – sont devenus, souvent malgré eux, des agents d’un nouveau conformisme. La dissidence y est tolérée tant qu’elle ne dérange pas. L’université produit des publications, pas des pensées. La critique culturelle, jadis vibrante et poreuse, s’est évaporée dans un esthétisme verbal qui caresse, mais ne trouble plus.
Mais il serait trop simple de tout imputer aux structures. Il faut aussi regarder du côté des intellectuels eux-mêmes. Ont-ils encore le goût de la dissidence ? Ont-ils résisté au désir d’être aimés, reconnus, intégrés ? L’intellectuel intégré est une figure paradoxale : il parle encore, mais il ne dérange plus. Il participe, il est invité, il est cité – mais il ne fracture rien. La parole s’est adoucie, elle s’est faite stratégie.
Et pourtant, il reste quelque chose. Une persistance. Un scintillement ténu. On trouve encore des voix qui ne crient pas, mais qui creusent. Elles écrivent dans les marges, publient dans les interstices, parlent dans des pièces sans micros. Leur force réside précisément dans leur fragilité. Ce sont les veilleuses du sens, les sentinelles du doute.
Il n’est pas trop tard. Mais il faut apprendre à écouter autrement. À lire entre les lignes, à repérer les lumières faibles, à reconnaître le silence comme un espace. C’est peut-être là, dans ces retraits, que renaîtra la pensée – non pas comme posture, mais comme nécessité intérieure. Et avec elle, peut-être, l’élite critique. Celle qui n’a jamais disparu, mais que notre vacarme rendait invisible.
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