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L’Homme dans le rétroviseur

Sur la fin de l’intelligence naturelle à l’ère de l’artificiel

Etienne Valbreton Siegel

✍️ Etienne Valbreton

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Né en 1978 à Lyon, il a étudié la philosophie, la littérature et la théorie des médias à Strasbourg, Weimar et Montréal. Il a enseigné dans plusieurs écoles supérieures d'art avant de se consacrer entièrement à l’écriture. Il aime l’odeur des vieux livres reliés, le bruit des escalators dans les gares silencieuses, et les interstices entre les bâtiments. Il parle rarement – mais lorsqu’il le fait, c’est comme un post-scriptum de Roland Barthes.

📂 Rubrik: Philosophie et Société
🗓️ Veröffentlichung: 05. mai 2025
📰 Medium: La Dernière Cartouche

Les machines ne patientent pas. Elles ne réclament ni pause, ni pédagogie, ni justification morale. Elles calculent, elles analysent, elles apprennent – plus vite, plus précisément, plus efficacement que n’importe quel élève, employé ou universitaire. L’intelligence artificielle n’est plus un gadget technique. Elle est un séisme épistémologique, une fracture dans notre représentation du savoir et de la subjectivité. Elle déconstruit nos institutions, ridiculise nos routines, et nous contraint à reposer la question que nous pensions close : qu’est-ce que l’homme ?

Et pourtant, nous persistons dans l’illusion pédagogique. Nous répétons les anciens gestes, les anciens horaires, les anciennes attentes. Ce que l’école enseigne aujourd’hui n’est pas l’avenir – mais le passé. Les programmes sont des fouilles archéologiques de la conformité. On y récompense la reproduction, on y normalise l’écart, on y entraîne à l’obéissance – dans l’espoir de produire des êtres fiables, calibrés, prévisibles. Mais la chaîne de production a disparu. Elle a été remplacée par des algorithmes infatigables, infaillibles, insensibles.

Que reste-t-il alors à l’humain ? L’école prétendait le préparer à demain. En vérité, elle le rend compatible avec hier. Elle le mesure à des grilles dont la pertinence sociale s’efface chaque jour davantage dans un monde régi par des intelligences artificielles. L’intelligence qu’on y cultive est reproductible, administrable, archivable – mais jamais créatrice. Or c’est précisément de cette qualité-là que nous aurions aujourd’hui besoin.

Ce qu’il nous faut, ce n’est pas davantage de ce qui fut. C’est un espace où l’humain puisse se révéler – non pas comme calculateur, mais comme être d’imagination. Ivan Illich, dans Une société sans école, avait déjà dénoncé la scolarisation comme forme de contrainte sociale. Michel Foucault a montré combien les dispositifs disciplinaires s’inscrivent dans les corps. Et Hannah Arendt, avec le concept de natalité, a rappelé que l’homme est celui qui peut commencer – inaugurer – ce qui n’a jamais encore été.

Mais qui ose encore commencer, dans une école où tout écart est sanctionné ? Qui pense encore, si penser consiste à reproduire la réponse attendue ? Qui s’oppose encore, quand la moindre dissidence stylistique devient faute à corriger ?

La crise scolaire n’est pas d’abord pédagogique. Elle est anthropologique. Elle engage notre définition de l’homme. Elle révèle si nous voulons d’un être capable de liberté – ou seulement d’un organe fonctionnel dans un système optimisé.

Nous sommes à la croisée des chemins. L’intelligence artificielle ne vous demandera jamais votre moyenne au baccalauréat. Elle ne tergiversera pas. Elle n’a ni peur, ni doute, ni honte. Si nous voulons encore croire en la singularité humaine, ce n’est pas par comparaison technique. C’est par affirmation éthique : l’humain, c’est celui qui ressent, qui hésite, qui crée du trouble là où tout semble stable.

L’homme n’est pas un meilleur ordinateur. Il est un regard vulnérable, un jugement imparfait, une parole tâtonnante. Ce qui le définit, ce n’est pas la réponse, mais la quête. Sa force n’est pas dans la rapidité, mais dans la dérive. C’est dans l’ambiguïté, dans l’intuition, dans l’indécision que réside ce que nul algorithme ne saura jamais simuler.

L’éducation, au sens fort, commence là où s’arrête le programme. Là où il ne s’agit plus d’enseigner, mais d’interroger. Là où l’élève cesse d’être objet pour devenir sujet. Là où l’apprentissage n’obéit plus à une finalité extérieure, mais à un élan intérieur.

Nous n’avons pas besoin de moins d’éducation – mais d’une autre éducation. Non pas quantitative – plus de contenus, plus d’examens, plus d’objectifs –, mais qualitative. Une éducation comme altération du rapport à soi et au monde. La philosophie, longtemps reléguée au décor, pourrait ici retrouver son rôle d’aiguillon. Non pas comme discipline scolaire, mais comme posture d’esprit : celle qui interroge sans conclure, qui doute sans renoncer.

À quoi ressemblerait une école où l’on valorise le doute plutôt que la performance ? Où le ralentissement vaut plus que l’exécution ? Où l’élève ne serait pas évalué sur sa capacité à simuler, mais sur sa capacité à formuler ?

La démocratie a besoin de citoyens qui pensent. L’économie, peut-être, non. Mais il nous faut choisir : obéirons-nous à l’efficacité – ou à la dignité humaine ? Et la dignité naît, toujours, d’un refus. Le refus de faire ce qu’on attend. De parler autrement. De rester debout quand tous courent.

Peut-être ce refus est-il la dernière définition de la liberté. Et peut-être la liberté, ce pourquoi la machine ne pourra jamais nous remplacer.

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