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Entre tempête d’indignation et silence
L’effondrement des médias
Entre tempête d’indignation et silence – L’effondrement des médias
Un essai d’Étienne Valbreton
Notre présent se déroule sous le signe d’une profusion de voix qui se recouvrent jusqu’à devenir indistinctes. Ce que l’on appelle aujourd’hui la parole n’est souvent qu’un écho : un frémissement de sons qui se suffisent à eux-mêmes. Les mots tournent. Mouvement sans direction, son sans origine. Le langage n’est plus un lieu de connaissance, mais l’instrument d’une disparition. L’homme parle pour ne pas se taire – et c’est ainsi qu’il perd la mesure de sa voix.
Dans cette surabondance, le sens se dissout. Ce que l’on nomme l’espace public n’est plus qu’un circuit de réactions et de reflets. La parole a perdu son objet, l’indignation l’a remplacé. Chaque opinion ne cherche plus la vérité, mais l’effet. La conversation, jadis espace de rencontre, est devenue champ de bataille de l’attention. La phrase n’est plus un pont, mais une flèche – et souvent, elle se perd dans le vide.
Le « shitstorm », comme on le dit sans ironie, incarne cette inversion dans sa forme la plus pure : un moment d’excitation collective où la morale et la mécanique se confondent. Personne ne le dirige, personne n’en sort indemne. Il naît de la somme des réactions qui s’alimentent jusqu’à l’épuisement. La pensée ne résiste pas à ce rythme, car elle demande du temps – et le temps est la seule chose que le monde numérique ne possède plus.
Les anciens savaient le poids du silence. Ils savaient que la vérité ne naît pas du vacarme. Platon exigeait le dialogue à l’ombre, loin du marché. Augustin parlait du verbe intérieur, qu’il faut entendre avant de le prononcer. Aujourd’hui, le sens ne naît plus qu’à ciel ouvert, dans une publicité sans profondeur. L’agora numérique ignore le silence ; elle confond la vérité avec la portée.
Les médias ne sont pas victimes : ils participent pleinement à cette logique. Ils suivent le rythme de l’indignation parce que ce rythme rapporte. Ils confondent mouvement et vie. Le journalisme, autrefois mémoire de la société, devient mémoire sans durée. La nouvelle remplace le lien, le commentaire remplace le jugement. Ce qui hier fut révélé est oublié aujourd’hui avant même d’être compris.
Le prix est lourd. Avec l’épuisement des médias s’effrite la confiance dans la réalité elle-même. Lorsque chaque représentation devient posture, la vérité perd son lieu. Nietzsche pressentait cette heure lorsqu’il annonçait la mort de Dieu : ce n’était pas la religion qui s’éteignait, mais la certitude qu’il existe quelque chose de commun à toute parole. La perte d’aujourd’hui ne touche pas la foi, mais l’évidence : nous ne savons plus ce que nous pouvons savoir.
Dans cette incertitude prospère l’indignation. Elle remplace la pensée par la certitude, le dialogue par le verdict. Le shitstorm est le tribunal du présent : un rituel sans juge, mais non sans peine. Camus y aurait vu l’image d’une société qui a perdu la mesure. Arendt aurait dit qu’elle confond le jugement avec la morale. Les deux conduisent au même silence : plus personne n’ose dire ce qui n’a pas déjà été approuvé.
Les intellectuels répondent par le retrait. Certains se taisent parce qu’ils ne supportent plus le vacarme, d’autres parce qu’ils savent que chaque mot se retournera contre eux. Le silence, jadis forme de méditation, devient réflexe de défense. Parler, c’est s’exposer à la simplification ; se taire, c’est risquer l’effacement. Ainsi naît une nouvelle solitude : celle de ceux qui pensent encore, mais n’ont plus où le dire.
Cette peur du mot transforme le langage lui-même. Les phrases s’aplanissent, les concepts se font prudents, les idées s’émoussent. Les hommes parlent par signaux. Ils suggèrent plus qu’ils ne disent – peut-être parce qu’ils ont appris que la clarté est dangereuse. La conversation devient code, art de l’évitement. Dans les universités, les rédactions, les théâtres, se créent des zones d’autocensure implicite. On acquiesce pour subsister. La pensée perd sa résistance.
Foucault aurait vu dans cette évolution non seulement un phénomène culturel, mais un processus politique. Le pouvoir ne s’exerce plus par contrainte, mais par consentement. Le sujet se moule sur l’attente. Le discours gouverne en fixant les limites du dicible. Le shitstorm en est la face visible : la discipline sociale devenue émotion.
Heidegger aurait reconnu le même état : dans sa langue, le bavardage. Cette parole fugace qui se suffit à elle-même. Quand tout est dit, plus rien n’est dit. La vérité n’est plus dévoilée, elle est distribuée. L’existence perd la proximité de l’être, dispersée dans la publicité de soi.
Ce constat n’a rien d’abstrait. Il se voit, s’entend, se ressent : dans les rédactions qui redoutent leurs propres titres ; dans les universités où la liberté d’expression n’est plus qu’un concept théorique ; dans l’art qui doit se justifier moralement avant de naître. La culture du soupçon remplace la culture de la confiance. L’espace public devient scène d’autolégitimation.
Pourtant, le langage fut toujours un lieu de liberté. Il permettait d’approcher l’indicible sans le trahir. La phrase était mouvement, non étiquette. Aujourd’hui, elle ressemble à une barrière – non de pierre, mais d’approbation. Roland Barthes écrivait que le pouvoir commence là où le sens se fige. Le monde médiatique a perfectionné cette pétrification : il produit des signes qui ne désignent plus rien.
Il en résulte une nouvelle forme d’illettrisme. Les hommes lisent sans cesse, mais ne comprennent plus ce qu’ils absorbent. L’information remplace la connaissance. Le monde se consomme au lieu d’être interrogé. Benjamin voyait au XXᵉ siècle la perte de l’expérience ; au XXIᵉ, cette perte s’accomplit. L’expérience est remplacée par l’événement aussitôt effacé.
Pourtant, au cœur même de ce mouvement subsiste une faible possibilité. L’effondrement des médias n’est pas seulement chute, mais symptôme : il révèle que l’homme cherche un nouveau rapport à la vérité. Si la parole veut retrouver son poids, elle devra naître du silence. Le dialogue devra redevenir plus lent que la nouvelle.
Peut-être une nouvelle sphère publique commencera-t-elle là où quelqu’un écoute avant de répondre. La conversation, qui ne vise pas l’accord mais la compréhension, pourrait être l’antidote. Arendt appelait la pensée un dialogue silencieux de l’âme avec elle-même. Cette intériorité publique est le seul lieu où la liberté peut encore advenir.
Le silence n’est pas un retrait, mais une réappropriation du langage. C’est le refus de participer à l’industrie de l’indignation. C’est la tentative de rendre au mot ce qu’il fut : un instrument de sens, non de soumission.
L’effondrement des médias est donc moins une catastrophe qu’une révélation. Il montre combien la vérité est vulnérable lorsqu’elle devient marchandise. Il rappelle que la pensée ne survit que là où elle ne se vend pas. C’est peut-être la tâche discrète de notre temps : préserver le silence pour que la parole puisse renaître.
La société qui le comprendra ne sera pas plus muette, mais plus claire. Elle ne parlera pas moins, mais avec conscience. Entre la tempête d’indignation et le silence s’ouvre un espace où ni colère ni peur ne dominent : le langage lui-même.
Le jour où le monde écoutera de nouveau, il découvrira que le vacarme qui le gouvernait n’était rien d’autre que la peur de penser. Et que la vérité n’avait jamais disparu : elle attendait simplement qu’on l’écoute à nouveau.
Suggestions de lecture
Nietzsche, Heidegger, Arendt, Benjamin, Rosa, Handke :
Ces penseurs explorent la parole, le pouvoir et le silence dans leur tension propre – entre éclat et retrait, communication et effacement.
Leurs œuvres forment la toile de fond de l’essai « L’effondrement des médias », où Étienne Valbreton interroge la fatigue du langage à l’ère numérique.
Foucault, Barthes, Camus, Baudrillard, Stiegler, Weil :
Ils éclairent les formes contemporaines du pouvoir discursif, la spectacularisation du réel et l’épuisement moral des sociétés de communication.
Tous, à leur manière, cherchent ce lieu rare où la parole redevient conscience.
En filigrane, l’essai dialogue avec ces voix – non pour les citer, mais pour mesurer le silence qu’elles laissent entre les mots.
Tradition de pensée allemande
Friedrich Nietzsche – Par-delà le bien et le mal
La morale comme masque du pouvoir, le langage comme volonté de forme.
Walter Benjamin – L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique
Analyse de la perception dispersée à l’ère médiatique.
Martin Heidegger – Être et temps (§35 « Le bavardage »)
Le discours vide comme perte de la proximité avec l’être.
Hannah Arendt – Condition de l’homme moderne
La parole comme forme d’existence politique, la liberté dans le dialogue.
Hartmut Rosa – Résonance
La réponse au monde comme alternative au bruit.
Peter Handke – Essai sur le lieu tranquille
Le retrait comme condition d’une parole authentique.
Tradition de pensée française
Michel Foucault – L’ordre du discours
Le pouvoir, la vérité et les limites du dicible.
Roland Barthes – Mythologies
Le langage social comme système de signes idéologiques.
Albert Camus – L’Homme révolté
L’éthique de la mesure à l’époque de la surchauffe morale.
Jean Baudrillard – Simulacres et Simulation
La disparition du réel dans le signe médiatique.
Bernard Stiegler – La société automatique
La technologie comme nouvelle structure de la conscience.
Simone Weil – La Pesanteur et la grâce
Le silence comme forme de vérité spirituelle.


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