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Philosophie et politique
Entre connaissance et décision
Par Étienne Valbreton – pour La Dernière Cartouche, printemps 2025
La relation entre philosophie et politique ressemble à une traversée d’une galerie abandonnée : des murs couverts de fragments, des socles sans statues. Toutes deux parlent de l’homme – l’une en concepts, l’autre en lois – et pourtant leur dialogue semble depuis longtemps interrompu. Qu’est-ce qui les sépare ? Peut-être ceci : la philosophie cherche à comprendre, la politique doit trancher. L’un cherche la profondeur, l’autre des majorités. Le philosophe demande d’où vient le vent. Le politicien, au mieux, regarde comment y tendre son drapeau.
Le plus grand dilemme de la philosophie n’est pas qu’elle manque de réponses – mais qu’elle ne se presse pas. À l’heure des prises de position permanentes, elle apparaît comme un écho venu du fond, que plus personne n’attend. Platon rêvait du roi-philosophe. Peut-être parce qu’il pressentait que la pensée échappe au pouvoir, si elle ne gouverne pas en même temps. Mais l’histoire montre ceci : là où la philosophie règne, elle devient dogme – ou se noie dans le vacarme de l’agenda politique. La modernité en a tiré une leçon : elle délègue la pensée aux commissions. Et s’étonne ensuite qu’il n’en naisse plus aucun concept – seulement de la gestion.

Robert Habeck : philosophe et ministre
La politique a-t-elle besoin de philosophes ? Peut-être pas. Mais elle a besoin du philosophique. Robert Habeck était philosophe – du moins sur le papier. Mais sa fonction lui a arraché le stylo. Il n’a pas échoué parce qu’il pensait. Il a échoué parce qu’il tentait de penser dans un système conçu pour les gros titres, non pour la dialectique. Un philosophe n’est pas un gestionnaire de compromis. C’est un grain de sable. Celui qui demande si l’on négocie même sur la bonne chose. Dans la logique politique, c’est encombrant. Dans l’histoire humaine, c’est indispensable.
Notre classe politique est instruite – au sens de formatée. Rhétoriquement agile, stratégiquement entraînée, compatible avec les réseaux sociaux. Mais quand un chancelier a-t-il parlé pour la dernière fois du concept de Bien ? Quand une ministre a-t-elle évoqué la valeur du doute ? Richard von Weizsäcker fut un tel homme politique : calme, cultivé, intérieurement guidé. Dans ses discours, il ne parlait pas seulement de responsabilité, mais aussi de dignité, de culpabilité et de pardon – des catégories intenables sans fondement philosophique. Son célèbre discours du 8 mai 1985 n’était pas un texte partisan, mais un jalon moral – porté par l’idée que la politique doit être plus que l’administration du pouvoir. Weizsäcker pensait avant de parler – et cela se ressentait. Ce qui manque, c’est le jugement. Pas le savoir. Pas les faits. Mais la capacité de les distinguer. Hannah Arendt appelait cela « penser sans rampe » – aujourd’hui, nous gouvernons avec des parcs à bébés. Philosopher en politique, ce n’est pas citer Platon. C’est se remettre en question soi-même, avant de le faire avec les autres.
Il est peut-être temps de ne plus se demander si les philosophes doivent gouverner. Mais de savoir si ceux qui gouvernent savent encore penser. Le philosophique n’est pas une option – c’est une condition préalable. Pour le langage, pour l’attitude, pour la responsabilité. Car celui qui délègue la pensée aux rédactions sera bientôt gouverné par des algorithmes. Et celui qui confie sa conscience aux plateaux télé ne devra pas s’étonner de voir le sens disparaître. La philosophie n’est pas un luxe superflu. Elle est le dernier rappel que le pouvoir est une question – et non une réponse.
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