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La France a un monument préféré. Et les Allemands ?

Etienne Valbreton Sceau de Presse

✍️ Etienne Valbreton

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Né en 1978 à Lyon, il a étudié la philosophie, la littérature et la théorie des médias à Strasbourg, Weimar et Montréal. Il a enseigné dans plusieurs écoles supérieures d'art avant de se consacrer entièrement à l’écriture. Il aime l’odeur des vieux livres reliés, le bruit des escalators dans les gares silencieuses, et les interstices entre les bâtiments. Il parle rarement – mais lorsqu’il le fait, c’est comme un post-scriptum de Roland Barthes.

📂 Rubrique : La Line de Front
🗓️ Publication : 06. mai 2025
📰 Média : La Dernière Cartouche

par Étienne Valbreton 

Il existe des émissions que l’on regarde sans distance, avec une forme de tendresse sans objet. « Le Monument préféré des Français » en est un exemple parfait. Derriere le concours populaire se cache un rituel discret, presque sacral : une manière de renouer avec les lieux, les pierres, les paysages qui nous regardent. Cette année, c’est le Parc Explor Wendel, ancienne mine de charbon située à Petite-Rosselle, en Lorraine, qui porte les couleurs de la région Grand Est. Une terre de frontières, de sueur, de silence. Le choix de ce site ne doit rien au hasard : il touche à la mémoire populaire, au labeur invisible, à la fierté modeste.

Derriere ce geste collectif se joue une véritable cartographie affective. Voter pour un monument n’est pas une question de goût ou d’esthétique. C’est dire, à voix basse, ce que l’on reconnaît comme nôtre. Ce que l’on accepte de porter. En rendant hommage à ses phares, ses ponts, ses mines, la France dessine une géographie de l’appartenance, une mémoire en relief. Ce geste est simple, mais profond : un peuple qui nomme ce qu’il aime, reconnaît aussi ce qu’il transmet.

Cela m’amène à poser une question qui me hante depuis quelque temps : une telle initiative serait-elle envisageable en Allemagne ? J’entends par là non pas une imitation formelle, mais un équivalent symbolique. Existe-t-il, dans la sphère publique allemande, un espace où l’on puisse désirer un lieu, le dire publiquement, sans avoir à se justifier ?

Je ne crois pas. Et cela ne tient pas à un manque de lieux. L’Allemagne regorge de sites puissants, éloquents, mêmes sublimes. Ce qui manque, c’est la possibilité d’un « nous ». La difficulté à dire : ceci est à nous, ceci est digne d’être aimé, publiquement. La mémoire allemande est travaillée par la retenue, la peur du faux pas, la hantise du jugement. Chaque pierre semble exiger une note de bas de page. On restaure, mais on n’invoque pas. On préserve, mais on se tient à distance. Comme si tout attachement était suspect.

Je pose la question non par provocation, mais par inquiétude sincère. Un pays qui ne s’autorise plus à aimer ses lieux, ses traces, ses monuments, court le risque de ne plus se reconnaître dans son propre paysage. Il devient aveugle à sa continuité. Or, l’absence de miroir empêche la transmission. Sans transmission, que reste-t-il ? Des compétences, des normes, des structures. Mais aucun écho.

Je regarde l’Allemagne avec respect. Avec fascination parfois. Mais aussi avec cette étrange impression que son rapport à l’espace est devenu muet. Comme si la peur de se tromper avait fait taire tout geste d’attachement. En France, des enfants d’ouvriers votent pour un lieu façonné par leurs grands-pères. En Allemagne, on vote pour des chanteurs masqués, des acrobates, des figures abstraites. La représentation a remplacé la présence.

Je ne crois pas que cela soit irréversible. Mais je crois qu’il est temps de poser la question : les Allemands ont-ils encore le droit d’aimer un lieu, sans avoir à s’en excuser ? Et si oui, qu’attendent-ils pour le dire ?

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