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Du savoir-faire au geste
À propos de Markus Lüpertz, des sculptures d’Augsbourg et de la perte du centre
Edelstahlskulptur Ostern von Brigitte Denninghoff und Martin Matschinsky vor dem Augsburger Theater (Kennedyplatz)
Du savoir-faire au geste
Markus Lüpertz, les sculptures d’Augsbourg et la perte du centre
Markus Lüpertz se dresse comme une pierre de touche dans le paysage de l’art contemporain. Ses figures semblent monumentales et maladroites à la fois, pathétiques et vides. Elles citent l’Antiquité, invoquent l’aura de l’héroïque, parlent de beauté et de grandeur – et laissent pourtant l’impression que l’artiste n’a jamais réellement compris le corps humain. Ce n’est pas une accusation personnelle, mais un symptôme. Chez Lüpertz se lit ce que l’art est devenu depuis qu’il a remplacé le savoir-faire par le concept.
Michel-Ange ne voyait pas l’anatomie comme une discipline technique, mais comme une langue du divin. Chaque muscle dans ses figures est à la fois pensée et prière. Rodin a libéré cette langue de sa forme dogmatique : ses corps frémissent, cherchent, s’effacent, demeurent ouverts. Käthe Kollwitz transforma l’anatomie en compassion. Ses corps portent le monde, non le mythe. Dans sa sculpture Mère avec son fils mort, chaque tension, chaque poids, chaque pli vient de l’expérience vécue, non de l’attitude.
De cette lignée mène un long chemin vers la modernité, un chemin de réduction consciente. Wilhelm Lehmbruck allonge le corps pour dire sa mélancolie. Ernst Barlach le brise pour sauver son âme. Brâncuși le polit jusqu’à l’essence, Henry Moore l’ouvre sur le vide. Dans chacun de ces gestes, un savoir demeure. On ne peut retrancher que ce qu’on a d’abord compris. Leur abstraction reste soutenue par la maîtrise.
Après la guerre, le centre de gravité se déplace. Avec Joseph Beuys, la sculpture devient action, plastique sociale. Le matériau perd sa nécessité intérieure, l’idée prend sa place. L’avant-garde célèbre cette rupture comme une délivrance. Dans les années 1980, la rudesse devient langage. Baselitz scie le tronc, Penck transforme l’homme en pictogramme. La surface prime sur le corps, le geste remplace la forme. Ce qui avait commencé comme émancipation s’achève en maniérisme de l’incompétence.
Lüpertz marque la fin de ce mouvement. Sa Vénus – citation mythologique sans mythe – résonne comme un écho d’une grandeur passée. Les proportions sont incertaines, les articulations posées au hasard, le corps glisse de l’anatomie au symbole. Là où Michel-Ange créait le mouvement, il ne reste ici qu’une affirmation vide. Ce pourrait être encore de l’art, si le geste avait nécessité. Mais souvent, il n’est que pose, image de l’image. Lüpertz parle de pathos, sans en façonner la tension. Pas de poids, seulement du volume. Il veut la monumentalité, il atteint la masse.
À Augsbourg, ce vide devint visible. Lorsque la Vénus de Lüpertz y fut présentée, la contestation éclata. Le débat ne portait pas seulement sur le goût, mais sur le rapport entre l’œuvre, la ville et le public. Les habitants se demandaient ce que cette figure avait à voir avec eux. Les élus parlaient du prix, les critiques de la prétention. L’artiste, lui, évoqua un malentendu. Mais ce malentendu était déjà devenu méthode. La sculpture devait provoquer, parce que la provocation est devenue le dernier signe de signification. Après les protestations, l’œuvre fut démontée, puis réinstallée dans l’enceinte d’un éditeur – œuvre close sur elle-même, adressée à son propre nom.
Quelques années plus tôt, un conflit semblable avait éclaté, sous une autre forme, mais selon le même schéma. Sur la place Kennedy d’Augsbourg s’élève la sculpture Ostern de Brigitte Denninghoff et Martin Matschinsky. Six mètres d’acier inoxydable, torsadés, luisants, froids – un mouvement de métal. Le couple travaillait depuis des décennies sur ce même principe, décliné dans plusieurs villes. Augsbourg n’en reçut pas un exemplaire unique, mais une variante. Le titre Ostern éveillait des attentes spirituelles que la forme déçut aussitôt. Des lettres de lecteurs parlaient d’insulte, de perte de mesure, d’une ville sans regard. Après les protestations, l’œuvre fut déplacée devant le théâtre – plus discrète, moins visible, moins dérangeante. Aujourd’hui, elle fait partie du paysage, ignorée mais tolérée.
Ces deux épisodes racontent la même histoire : une ville en quête d’identité rencontre un art qui ne veut plus en transmettre. Les artistes invoquent la liberté, les citoyens l’appartenance. Entre les deux, l’administration gère la modernité. L’art ne veut pas plaire, le public veut se reconnaître. Personne n’écoute personne. De la communication naît le scandale, du scandale la routine.
Traiter alors le citoyen de philistin, c’est confondre incompréhension et désir. Les habitants d’Augsbourg ne voulaient pas moins d’art, ils voulaient sentir qu’il les concernait. Une œuvre qui ne parle qu’à elle-même reste inerte, quel que soit son prix ou son prestige. Même aux grands siècles, l’art ne fut jamais pure autonomie. Le David de Michel-Ange fut un symbole politique, les Bourgeois de Calais de Rodin un souvenir collectif, la Mère de Kollwitz un travail de deuil. La différence ne sépare pas la modernité de la tradition, mais l’œuvre du monde.
La modernité n’a pas perdu le métier, elle l’a dévalué. Elle a transformé la langue du corps en syntaxe de l’attitude. Le public sent le vide, réagit par le refus, et les artistes interprètent ce refus comme preuve de leur profondeur. En réalité, les deux parties sont victimes de la même distance.
Peut-être la tâche de notre temps n’est-elle pas de revenir à la perfection, mais à la responsabilité. L’artiste qui façonne un corps doit savoir ce qu’il omet. Le public qui le contemple doit apprendre à voir. Entre les deux pourrait naître un nouveau contrat – non entre philistins et génies, mais entre voyants et façonnants.
Reste la Vénus. Non celle de Lüpertz, ni celle du mythe, mais l’idée d’un corps encore habité par le sens. Peut-être se tient-elle quelque part, invisible, entre la place de l’Hôtel de Ville et le théâtre, dans l’ombre des passants. Peut-être attend-elle qu’on la regarde à nouveau – non pour croire, mais pour comprendre. L’art commence là où la forme et le regard se rejoignent. Sans ce moment, il n’est que geste.
Notes
- [DE]Anja Osswald, Markus Lüpertz – Die Kunst, der Maler zu sein, Köln 2010.
- [DE]„Ich bin der letzte Genie-Künstler“, Die Zeit, Nr. 45/2015 (Interview).
- [DE]Wolfgang Ullrich, Siegerkunst. Neuer Adel, teure Lust, Berlin 2016.
- [FR]Michel-Ange – notice encyclopédique (Universalis).
- [FR]Musée Rodin – ressources & bibliographie (FR/EN).
- [DE]Käthe Kollwitz, Tagebücher und Briefe, hrsg. J. Bohnke-Kollwitz, München 1989.
- [DE]Ingeborg Becker-Unseld, Käthe Kollwitz. Die Sprache der Hände, Berlin 2003.
- [DE]Margot Schmidt, Wilhelm Lehmbruck. Die Melancholie der Moderne, Düsseldorf 1991.
- [DE]Friedrich Schreyvogl, Ernst Barlach. Leben und Werk, Hamburg 1957.
- [FR]Centre Pompidou – Dossier Constantin Brancusi (FR).
- [FR]Centre Pompidou – Notice Henry Moore (FR/EN).
- [FR]Centre Pompidou – Notice Joseph Beuys (FR).
- [DE]Ausst.-Kat. Die 80er – Kunst der Gegenwart, Berlinische Galerie, 2000.
- [DE]Hans-Werner Schmidt, Baselitz, Penck & Co., Leipzig 2008.
- [DE]Katalog Markus Lüpertz – Venus und Mythen, MKM Duisburg, 2015.
- [DE]Augsburger Allgemeine – Rückblick/Interview zur „Aphrodite“.
- [DE]Süddeutsche Zeitung – Wiederaufstellung der Venus (25.08.2022).
- [DE]Kurzbiografie: Brigitte Denninghoff & Martin Matschinsky-Denninghoff.
- [DE]Augsburger Allgemeine – Rückblick auf den Skandal (Dossier).
- [DE]Kunstmuseum Bonn – Archiv „Matschinsky-Denninghoff“.
- [DE]Stadtarchiv Augsburg, Pressesammlung 1992, „Kunst im öffentlichen Raum“.
- [DE]Stadt Augsburg, Dokumentation Kunst im öffentlichen Raum 1950–2010, 2011.
- [FR]Visit Tuscany – Dossier FR sur le David.
- [FR]Antoinette Le Normand-Romain, Les Bourgeois de Calais, Paris 1993.
- [DE]A. v. d. Knesebeck (Hrsg.), Käthe Kollwitz. Werkverzeichnis der Skulpturen, Berlin 2002.
- [FR]John Dewey, L’art comme expérience, trad. fr.
- [FR]Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris 1992.
- [FR]Hans Belting, La fin de l’histoire de l’art ?, trad. fr.
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