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La sécheresse n’est plus un phénomène naturel – c’est le résultat d’une myopie politique. Ce qu’il faut : non pas un conseil de crise, mais un pacte de l’eau. Non pas un budget militaire, mais une réserve.
Terre sèche, politique stérile
Pourquoi l’Europe échoue sur le front climatique – et ce qu’il faudrait faire maintenant
Un article de Pierre Marchand
Ce ne sont pas des images du Sahel. Ni des clichés satellites de la Californie. Ce sont des champs allemands, en mai 2025. Une terre craquelée, des tiges flétries, des agriculteurs au regard vide. Ce qui passait autrefois pour une exception est devenu la règle – une réalité climatique à laquelle répond une irréalité politique.
Tandis que les météorologues s’époumonent et que les paysans perdent leur outil de travail, la classe politique débat d’envois de chars et de budgets militaires. Comme si la maison brûlait… et que l’on discutait de l’achat d’un détecteur de fumée.
La nouvelle normalité – La sécheresse n’est plus un accident
Les données météorologiques sont claires. Depuis février, il a à peine plu dans de nombreuses régions d’Allemagne. À Mannheim, pas de précipitations significatives depuis des semaines. En Saxe-Anhalt, les rivières rétrécissent. Dans le Brandebourg, la nappe phréatique baisse.
Le moniteur de sécheresse montre des cartes alarmantes : plus de 60 % des surfaces agricoles sont déjà touchées par une « sécheresse exceptionnelle ». Les agriculteurs parlent de « perte totale ». Et cela au printemps – saison qui détermine normalement les récoltes de toute l’année.
Les foins manquent, les semis de maïs brûlent, et dans de nombreuses régions, l’accès à l’eau devient une question de survie.
Et pourtant, les politiques feignent la surprise – comme si cette évolution venait de surgir de nulle part. D’année en année, les températures augmentent, les épisodes de sécheresse se multiplient – mais chaque année, on donne l’impression de le découvrir.
Pire encore : les médias, qui se voulaient autrefois contre-pouvoir, ne traitent plus ce sujet que pour générer des clics. Plutôt que d’exiger des comptes aux décideurs, ils diffusent des images de désolation et des formules anxiogènes – sans suite, sans revendication.
Ce qui manque, c’est précisément ce que le journalisme était censé être : un éclairage, des faits, une exigence. Il serait du devoir de toute rédaction responsable de demander des comptes au pouvoir, de proposer des pistes, de nommer les responsabilités – au lieu de produire des titres creux. Car gérer le silence, c’est participer au vide politique.
La réponse européenne ? Une politique de façade
À première vue, l’Europe agit.
Horizon Europe, le programme LIFE, FARMWISE, PRIMA – des noms qui sonnent comme des promesses d’innovation. Et en effet : on y finance des recherches, on modélise, on subventionne. De l’irrigation goutte-à-goutte pilotée par IA aux stratégies d’adaptation méditerranéennes, en passant par les visions d’une « stratégie de résilience hydrique ».
Mais à y regarder de plus près, un schéma se dessine :
les programmes sont fragmentés, académiques, souvent cantonnés à des zones expérimentales.
On y multiplie les rapports et les appels à projets – sans plan de mise en œuvre concrète.
Aucune stratégie coordonnée pour répartir l’eau à l’échelle de l’Europe centrale.
Aucune liaison hydraulique transnationale.
Aucune politique d’infrastructure opérationnelle.
Pendant que le sud de l’Europe considère déjà la sécheresse comme une question de sécurité, Bruxelles continue de la traiter comme un sujet de recherche.
Les quelques initiatives existantes – comme PRIMA ou le Cluster 6 d’Horizon – se concentrent sur des simulations, des ajustements régionaux, des « bonnes pratiques ».
Mais aucune ne s’attaque au vrai problème :
la redistribution physique, coordonnée et résiliente de l’eau entre les régions du continent.
La politique agricole commune (PAC) continue d’allouer quelque 55 milliards d’euros par an – dont plus de 70 % en paiements directs à l’hectare, sans considération pour la résilience climatique, la pénurie d’eau ou la détresse agricole.
Celui qui possède des terres touche des aides. Celui qui manque d’eau reçoit… une brochure.
L’Europe pense en logiques de financement, pas en bassins fluviaux.
En clusters de recherche, pas en canalisations.
Ce qui manque, c’est un véritable pacte hydraulique européen.
Une vision pour un réseau durable de réservoirs, de bassins de rétention, de conduites, d’instances de coordination.
Entre les Alpes et la mer du Nord, le Danube et l’Èbre.
Car les rivières n’ont pas de frontières – et la pénurie d’eau non plus.
Tant que ce système n’existe pas, tout le reste reste de la politique de façade.
Moderne dans les apparences – mais sans effet sur le terrain.
Regard au-delà de nos frontières – Ceux qui font mieux
Israël recycle 85 % de ses eaux usées et irrigue ses champs avec une précision chirurgicale.
L’Australie a mis en place le Murray-Darling Basin Plan : un marché de l’eau transétatique, avec des objectifs environnementaux clairs et des droits d’usage échangeables.
La Californie investit des milliards dans des réservoirs, la réutilisation des eaux et la désalinisation – soutenue par des lois d’urgence et des budgets hydriques régionaux.
L’Inde restaure d’anciens bassins de rétention et les combine à des systèmes d’irrigation goutte-à-goutte modernes.
Le Pérou capte l’eau potable dans les nuages à l’aide de filets.
La Russie déplace stratégiquement ses cultures vers la Sibérie – anticipant un climat plus chaud.
La Chine, l’Afrique du Sud ou l’Amérique latine ne restent pas inactives :
– La Chine construit d’immenses projets de dérivation d’eau entre le sud et le nord, pratique l’ensemencement des nuages et multiplie les usines de dessalement sur sa façade maritime.
– Des pays africains comme le Burkina Faso utilisent la technique des zai : de petites fosses qui captent l’eau de pluie et réactivent les sols.
– Au Brésil et en Colombie, les systèmes agroforestiers gagnent du terrain : les cultures diversifiées y remplacent les monocultures assoiffées.
Et l’Europe ? L’Europe débat. Elle analyse. Elle modélise. Mais elle ne construit pas. Elle ne coordonne pas. Elle ne relie pas. Elle ne redistribue pas. Pourtant, les défis sont tout aussi visibles en Allemagne.
- Moins de neige dans les Alpes → le niveau du lac de Constance baisse → la navigation sur le Rhin, axe commercial majeur, est menacée.
– Le déséquilibre pluviométrique entre le sud-ouest (ex. Forêt-Noire) et le nord-est (Brandebourg, Saxe-Anhalt) s’accentue – les uns craignent les crues, les autres crèvent de sécheresse. - Des rivières comme la Sarre, la Moselle ou le Lech pourraient être intégrées dans des systèmes régulés de stockage et de redistribution – pour stabiliser les niveaux d’eau, recharger les nappes, amortir les sécheresses.
- Les anciens bassins miniers réaménagés (par ex. en Lusace) offrent des volumes de stockage immenses – mais leur usage pour l’agriculture ou les infrastructures n’est toujours pas pensé de manière stratégique.
Ces leviers devraient être au cœur de la politique publique – ou ils resteront inexploités.
L’Allemagne – Un manuel de l’inaction
La situation n’est guère meilleure à l’intérieur même du pays. Un exemple frappant : la Lusace. Marquée par l’exploitation du lignite, cette région est aujourd’hui constellée d’anciens cratères de mines à ciel ouvert.
Beaucoup d’entre eux – comme le futur lac de Cottbus ou le lac de Zwenkau – sont en cours de remplissage depuis des années. Leur volume ? Des milliards de mètres cubes.
Et pourtant, cette eau ne sert presque jamais à sécuriser l’agriculture ou les infrastructures. Elle est réservée au tourisme, au marketing territorial, ou elle s’infiltre lentement dans le sous-sol.
Alors que son utilisation comme réserve stratégique serait techniquement parfaitement possible : pour stabiliser les nappes phréatiques, stocker de l’eau saisonnière, ou irriguer des terres agricoles.
Pourquoi ne fait-on rien ? Parce que les responsabilités sont éclatées, cloisonnées, et mal coordonnées.
- La LMBV (Société de gestion des mines de lignite d’Allemagne centrale et de Lusace) est uniquement chargée de la dépollution. Elle n’a aucun mandat en matière de sécurité alimentaire, de stratégie hydrique ou de gestion régionale des ressources.
- Les Länder agissent en ordre dispersé. Le Brandebourg pour le Brandebourg. La Saxe pour la Saxe. Une coopération contraignante à l’échelle interrégionale pour un réseau de réservoirs ? Absente.
- L’État fédéral, lui, reste muet. Aucun plan national de l’eau. Aucune agence de coordination dotée d’un mandat pour cartographier, connecter ou sécuriser ces ressources.
Un constat s’impose :
l’Allemagne ne dispose d’aucun registre centralisé recensant les volumes d’eau disponibles issus de la renaturation des mines. Aucun programme de financement pour les relier à un réseau existant. Aucune base légale obligeant à les mobiliser en cas de crise pour garantir l’alimentation.
Ce n’est pas un simple défaut administratif. C’est un échec structurel de l’État.
Dans un pays capable de bâtir des terminaux de gaz en quelques mois, le problème n’est manifestement pas technique – mais politique.
Un échec national, un vide européen
Dans un pays capable de construire des terminaux GNL en quelques mois, il semble pourtant impossible de poser une conduite d’eau entre les régions humides de l’Eifel et les plaines asséchées du Brandebourg.
Des pipelines hydrauliques, des réservoirs décentralisés, des connexions entre territoires en excès et territoires en manque ? Tout cela est techniquement réalisable.
Mais politiquement ? Silencieux. Inexistant.
Aucun ministre des Transports ne réclame l’expansion des infrastructures hydriques. Aucun chancelier ne promet d’acheminer l’eau aux agriculteurs. Aucun programme de soutien ne relie les régions, les sols, les saisons.
Pourtant, les signaux sont clairs :
- des précipitations de plus en plus déséquilibrées,
- des réserves alpines en recul,
- un lac de Constance en baisse continue,
- un Rhin parfois à peine navigable.
Le changement climatique n’est pas une menace abstraite. C’est une attaque contre nos bases vitales. Et croire que la sécurité alimentaire peut être confiée au marché libre ou à l’espoir d’un retour de la pluie, c’est transformer la responsabilité en jeu de hasard.
Ce qu’il faut faire maintenant – Un plan en dix points contre l’amnésie climatique
- Créer un Conseil national de l’eau
Inspiré du Comité d’éthique : pluridisciplinaire, public, doté d’un mandat de conseil stratégique auprès du Parlement et du gouvernement. - Lancer un programme européen d’infrastructures hydrauliques
Contributions obligatoires de tous les États membres pour financer des conduites transfrontalières, des bassins de rétention et des réservoirs. Coordination centralisée au niveau de l’UE. - Mettre en place un fonds hydrique au sein de la PAC
La politique agricole commune doit être redirigée : financer non plus la surface, mais la résilience climatique, la reconversion écologique et la prévention régionale. - Associer les agriculteurs comme partenaires stratégiques
Pas de participation symbolique. Les paysans doivent avoir voix au chapitre dans les instances climatiques et hydriques – non comme bénéficiaires passifs, mais comme acteurs expérimentés. - Construire un „Réseau bleu Allemagne“
Un réseau national de l’eau – avec des conduites interrégionales, des réservoirs intermédiaires, des bassins décentralisés et un système de surveillance en temps réel. - Créer un système européen d’alerte précoce pour les événements agricoles extrêmes
Les données ne suffisent pas. Il faut aussi un pouvoir d’action : redistribution d’urgence, libération des réserves, protocoles de crise. - Intégrer l’enjeu de l’eau dans les écoles et les universités
La culture de l’eau doit devenir un acquis commun. En géographie, biologie, sciences politiques – de l’école primaire aux formations d’ingénieur. L’éducation, c’est la prévoyance. - Imposer des obligations d’information aux médias publics
L’ARD, la ZDF et autres médias financés publiquement doivent informer régulièrement sur la situation hydrique, les risques, les projets et les décisions politiques – de manière factuelle, critique et pédagogique. - Adopter une loi pour la sécurité hydrique stratégique
Comme pour la transition énergétique, il faut une base légale pour l’eau : objectifs nationaux, quotas de stockage, plans d’infrastructures, obligations de préparation. - Redéfinir la notion de service public dans la Constitution
L’eau n’est pas une ressource parmi d’autres – c’est la base de la nourriture, de la paix et de la stabilité intérieure.
Il faut l’ancrer constitutionnellement comme mission essentielle de l’État, avec devoir de garantie.
Un continent au bord de la rupture
Qui n’agit pas maintenant ne perdra pas seulement des récoltes –
il perdra la confiance.
La confiance en la politique, en la planification, en la capacité d’un État à assurer les bases de la vie –
et pas seulement à commenter le monde.
Une Europe qui consacre des milliards à l’armement, mais laisse ses paysans mourir de soif,
n’est plus un projet de paix –
c’est une coquille bureaucratique, joliment peinte, mais intérieurement desséchée.
La terre ne nous appelle plus –
elle se fissure.
Et avec elle se fissurent les certitudes, les chaînes d’approvisionnement, les liens sociaux.
L’histoire demandera ce que nous avons fait en 2025 :
Si nous avons reconnu le moment où l’agriculture est devenue une affaire de sécurité.
Si nous savions encore construire un puits –
ou seulement rédiger des notes stratégiques.
Il ne s’agit plus de communication verte.
Il ne s’agit plus de labels moraux.
Il s’agit d’eau.
De terre.
De nourriture.
Et donc, de dignité.
Gérer le climat comme une variable parmi d’autres, c’est gérer la désintégration.
Ce n’est plus le temps des concepts.
C’est le temps des conduites, des réservoirs, des décisions.
Ce que nous semons aujourd’hui ne concerne pas seulement nos champs – mais la confiance de toute une génération.
La crise de l’eau en chiffres – et le retard européen
- 55 milliards d’euros de budget agricole : plus de 70 % alloués à des paiements directs, sans lien avec la résilience climatique.
- Aucun pacte européen de l’eau : pas d’infrastructures transfrontalières ni de coordination continentale.
- Recherche européenne : Horizon Europe, PRIMA, LIFE – beaucoup d’études, peu de mise en œuvre concrète.
- Israël : 85 % des eaux usées sont recyclées.
- Californie : plus de 8 milliards de dollars investis dans les infrastructures hydriques.
- Espagne : certains barrages à moins de 10 % de leur capacité – restrictions en Andalousie.
Bassins d’extraction abandonnés – panorama d’un gaspillage
- Lusace : des milliards de mètres cubes d’eau – mais aucune utilisation agricole prévue.
- Disponible techniquement, bloqué politiquement : aucun réseau de stockage, aucun cadre juridique.
- Compétences fragmentées : LMBV, Länder, aucun mandat fédéral.
- Pas de registre national : personne ne sait quelles réserves sont réellement mobilisables.
- Comparaison : des terminaux GNL construits en 10 mois – mais pas un seul mètre de conduite d’eau.
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