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Indifférence comme politique culturelle
La Sarre perd son histoire
Les fenêtres restaient aveugles. Les portes grinçaient sous la chaleur. Aucun visiteur ne venait. Le bâtiment Pingusson à Sarrebruck se dressait là, tel un manuscrit oublié que plus personne ne savait lire. Né comme symbole d’un monde intermédiaire, conçu comme une expérience européenne, il sombra au fil des décennies dans la marginalité. Non par vandalisme. Non par guerre. Mais par le silence.
Il était une fois une terre qui refusait de donner une réponse simple à la question de son appartenance. La Sarre, placée après la guerre sous administration française, entre la France et l’Allemagne, était plus qu’un territoire. Elle était un laboratoire politique, une promesse culturelle, une hésitation porteuse d’avenir.
Aujourd’hui, il n’en reste plus que l’enduit qui se détache des murs.
Dans un coin d’Europe où les nations se croisaient, une expérience vit le jour.
La Sarre, guère plus qu’un interstice géopolitique sur la carte, incarna après la guerre quelque chose qui paraît aujourd’hui aussi étranger qu’une langue archaïque : l’idée que l’appartenance pouvait être négociable, que l’identité n’était pas héritée mais pouvait se construire.

Georges-Henri Pingusson
Le bâtiment Pingusson fut le manifeste de cet espoir. Il représentait une Sarre qui ne voulait pas être un simple pont, un espace de transit, mais un élément porteur entre deux cultures. Georges-Henri Pingusson concevait l’architecture comme un discours politique, un geste de compréhension.
La Sarre créa son propre hymne, sa propre monnaie, ses propres institutions.
Dans ce petit laboratoire naquit, l’espace d’un instant, l’idée qu’une autre Europe était possible : une communauté née de l’expérience, et non des traités.
L’histoire en décida autrement. En 1955, la Sarre choisit librement de retourner en Allemagne. Le rêve européen ne disparut pas en une nuit – il s’évapora lentement, silencieusement, presque honteusement.
Le bâtiment Pingusson demeura. Il vieillissait. Il se délabrerait.
La manière dont ce bâtiment fut traité n’est pas un cas isolé. lle révèle un malaise plus profond face à sa propre histoire. La Sarre ne semble toujours pas savoir si elle doit être fière de son rôle d’intermédiaire ou s’en excuser.
Plutôt que de célébrer son unicité, on parle de subventions structurelles, de numérisation, de perspectives d’avenir – comme si l’identité pouvait être remplacée par des programmes d’investissement.
Ainsi disparut non seulement le bâtiment Pingusson de la conscience collective, mais aussi les voix qui avaient façonné la Sarre.
Gilbert Grandval, le « Résident général » français qui défendit une solution européenne. Johannes Hoffmann, le premier ministre-président de la Sarre, funambule entre Paris et Bonn, toujours soucieux de préserver une voix indépendante pour son pays.
Même Charles de Gaulle voyait en cette bande de terre plus qu’un simple corridor : il appelait la Sarre le premier pas vers une Europe des peuples.
Aujourd’hui, ce souvenir serait plus précieux que jamais. Et pourtant, il est enterré, non honoré.
La rénovation du bâtiment Pingusson pour 59 millions d’euros – tardive, bureaucratique, sans émotion – ressemble à une dernière promesse faite par devoir, un engagement de lèvres que l’on bouge à peine. Parallèlement, d’autres témoins silencieux de la mémoire meurent.
Le site Saar-Nostalgie, véritable trésor de la Sarre d’après-guerre, patiemment assemblé par le regretté enseignant Rainer Freier, est devenu difficilement accessible. Sa vétusté technique crie au secours – mais personne n’écoute. Un collaborateur de La Dernière Cartouche écrivit personnellement à la ministre-présidente de la Sarre pour rappeler l’importance de ce patrimoine culturel.
La réponse : le silence.
Les démarches auprès de musées, fondations ou du radiodiffuseur public se heurtèrent également à une polie indifférence.
Comme s’il était plus simple de laisser la mémoire pourrir que de lui faire face.
Un film, documentant l’atmosphère du référendum sarrois de 1956 et posant la question de ce qu’aurait pu devenir ce petit pays, est bloqué depuis des mois par la radio publique sarroise. Officiellement pour des questions de droits d’auteur.
Officieusement, dit-on, par confort politique. Un film sur sa propre histoire serait-il devenu trop risqué pour un pays qui a oublié le courage de son passé ?
En regardant autour, on découvre d’autres témoins silencieux.
La chapelle de Beaumarais près de Sarrebruck, modeste mais vénérable bâtiment classé, tombe lentement en ruine. Trois maires ont été contactés. Aucun n’a répondu. Pas d’initiative, pas de plan de sauvetage, pas même un engagement verbal.
La mémoire en Sarre n’est pas combattue. Elle n’est pas niée. Elle est administrée.
Et l’administration est la forme la plus discrète de la destruction.
Ce qui est en jeu dépasse le folklore régional. La Sarre incarna, fût-ce brièvement, la possibilité d’une Europe autre que purement économique.
Elle montra que l’identité pouvait être négociable, que les frontières pouvaient devenir poreuses – non par décret, mais par vie partagée.
À une époque où l’Europe se déchire à nouveau sous le poids des nationalismes, des ressentiments et de la méfiance, cet héritage serait plus précieux que jamais.
Et pourtant, presque personne n’en parle.
Grandval dirait aujourd’hui qu’une Europe qui oublie ses ponts n’en construira plus. Hoffmann rappellerait que l’identité n’est pas imposée d’en haut, mais qu’elle doit croître – par l’entretien, la conscience, la mémoire.
Les discours du dimanche ne manquent pas. Mais des mots sans actes ne sont que des bruits, pas une langue. L’indifférence qui entoure le bâtiment Pingusson, Saar-Nostalgie ou la chapelle de Beaumarais est symptomatique d’une politique qui réduit la mémoire à un exercice décoratif. On appose des plaques commémoratives, on célèbre des anniversaires – et l’on laisse la substance se dégrader.
La mémoire est exigeante. Elle demande du courage. Elle exige des choix. Elle demande qu’on assume un héritage complexe, parfois peu photogénique, parfois peu rentable.
Sans mémoire, il n’y a pas d’identité. Et sans identité, il n’y a pas d’Europe. La Sarre fut un laboratoire. Aujourd’hui, elle est un archive que plus personne ne veut lire. Mais les archives ne disparaissent pas d’elles-mêmes. Elles sont oubliées. Et ceux qui n’assument pas leur histoire seront eux-mêmes oubliés.
C’est pourquoi cet appel :
Aux responsables : Ne sauvez pas seulement des pierres. Sauvez ce qu’elles signifient. Rendez à l’histoire sa dignité. Soyez plus que des administrateurs du passé – soyez les gardiens du possible.
Aux Sarrois : Ne laissez pas qu’on vous prenne votre histoire. Ni par indifférence. Ni par ignorance. Ni par gestion bureaucratique.
Ce qui est en jeu n’est pas seulement la mémoire d’un référendum perdu. C’est la mémoire de ce qui fut, un instant, possible. Et de ce qui pourrait l’être à nouveau.
Pierre Marchand La Dernière Cartouche – Chambre Noire
Sources et pistes de réflexion complémentaires
- Sources et pistes de réflexion complémentaires
- Pingusson-Bau, Sarrebruck :
Saar-Nostalgie – Bauen im Saarland der Nachkriegszeit - Georges-Henri Pingusson, architecte :
Courte biographie sur Saar-Nostalgie - Gilbert Grandval et la souveraineté sarroise :
Saar-Nostalgie – Grandval, Résident général - Johannes Hoffmann, ministre-président de la Sarre :
Saar-Nostalgie – Lycée Maréchal Ney et témoignages - Collection historique sur l’histoire de la Sarre (Rainer Freier, Saar-Nostalgie) :
Contenus archivés et révision actuelle :
➔ Plateforme de travail www.saarstaat.de (accès après inscription) - La Dernière Cartouche – Article :
« Grandval et Hoffmann reprennent la parole »
(Publication interne, La Dernière Cartouche) - Charles de Gaulle sur la Sarre :
Source de citation : Discours de Strasbourg, 1959 →
« C’est le premier pas vers une Europe des peuples. »
(Texte original : Archives nationales de France) - Projet de film :
« Et si… – Le référendum sarrois de 1956 revisité »
Réalisé en 2024, actuellement non publié (information interne, rédaction de Saarländischer Rundfunk). - Références littéraires générales :
- Gilbert Grandval, « Le Résident – Mémoires d’un témoin de la reconstruction européenne », Paris, 1967.
- Johannes Hoffmann, « Das Ziel war Europa », Sarrebruck, 1956.
- Pingusson-Bau, Sarrebruck :
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