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La République en révolte permanente

Un pays qui ne se gouverne jamais sans sa rue

Clemence Moreau

✍️ Clemence Moreau

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📰 Medium: La Dernière Cartouche

Clemence Moreau | 15. September 2025

Paris, un soir de septembre. Sur la place de la République, les poubelles brûlent encore, les banderoles claquent comme des drapeaux déchirés, et l’écho des slogans se répand entre les façades de pierre comme un vieux refrain. « Bloquons tout ! » Ce cri sonne à la fois comme une colère et comme un rituel. Pour comprendre la politique française, il faut écouter la rue. Car en France, on ne gouverne pas seulement dans les hémicycles, on gouverne aussi sur l’asphalte et les pavés. La République vit en dialogue constant avec sa propre contestation. Ici, la protestation n’est pas l’exception : elle est une seconde grammaire de la démocratie.

Ce rapport intime entre le pouvoir et la rue n’est pas une invention contemporaine. Il plonge ses racines dans l’été 1789, quand la Bastille tomba et que le peuple, pour la première fois, monta sur la scène de l’Histoire1. Là où d’autres nations se sont accoutumées à des réformes lentes, à des compromis d’institutions, la France a appris dès l’origine que la légitimité naît du peuple visible, rassemblé, incarné. La Révolution ne laissa pas seulement une Constitution : elle grava un modèle. Chaque génération, croyons-nous, a le droit, et peut-être même le devoir, de défier l’autorité dès qu’elle paraît étouffante.

Depuis, la mémoire n’a cessé de rejouer la même dramaturgie. Les barricades de 1830 et de 1848, les rues hérissées de pavés soulevés, furent autant de rappels que l’ordre institué n’est jamais à l’abri d’une insurrection. Victor Hugo, dans Les Misérables, a transformé ces scènes en mythe national : la barricade comme lieu de fraternité et de tragédie, espace de sacrifice et de gloire2. La Commune de 1871, écrasée dans le sang par l’armée française elle-même, ajouta une blessure plus profonde encore : la certitude que le peuple devait se méfier de son propre État, car la trahison pouvait surgir de l’intérieur3.

Au XXᵉ siècle, mai 1968 porta cette tradition à une intensité nouvelle. « Sous les pavés, la plage » : le pavé arraché n’était plus seulement un projectile, il devenait métaphore, promesse, passage vers un autre monde4. La rue cessa d’être uniquement un champ de bataille : elle se fit utopie. Depuis lors, chaque mouvement social s’entoure de symboles : le pavé, la barricade, le slogan scandé à l’unisson. En France, la protestation est toujours une mise en scène. Elle n’est pas seulement instrument de négociation, mais affirmation de soi.

Voilà pourquoi de petites organisations syndicales, souvent minoritaires en nombre, exercent un pouvoir symbolique considérable. Leur force n’est pas statistique, elle est imaginaire. La grève générale, surtout, est moins une arme économique qu’un rite collectif : une nation se contemple dans ses propres blocages. Pierre Rosanvallon a dit un jour que la démocratie française est « inachevée, toujours en mouvement » – démocratie de la contestation, où la légitimité se réinvente sans cesse dans le refus5.

Notre présent n’en finit pas de confirmer ce scénario. Les Gilets jaunes, surgis des ronds-points de la périphérie, ont imposé au pouvoir central une énergie brute, inattendue, incontrôlable6. Ils ont rappelé que la fracture Paris-province demeure vive, que le peuple ne se laisse pas réduire à l’enceinte des grandes villes. Les réformes des retraites ont rallumé le vieux feu des grèves de masse. Et voici maintenant, en cet automne 2025, la bannière « Bloquons tout » : officiellement contre les plans d’austérité, mais au fond contre la prétention d’être gouverné d’en haut.

Vu de l’extérieur, on y décèle une impuissance chronique. Réformes avortées, budgets brisés, gouvernements renversés : la République semble condamnée à l’autosabotage. Mais peut-être faut-il retourner le regard. Peut-être que ce désordre est en réalité une ressource. Il empêche l’État centralisé de s’ossifier dans sa propre majesté. Il oblige à la confrontation, parfois brutale, mais salutaire. Claude Lefort nous a appris que la démocratie se définit par ce « centre vide » où le pouvoir ne peut jamais se fixer tout entier7. La rue française, avec ses colères et ses rituels, est ce centre vide incarné : l’espace où la République accepte de se contester elle-même.

Bien sûr, cette mécanique a un coût. Elle use les gouvernants, inquiète les investisseurs, épuise les citoyens. Mais elle confère aussi une vitalité singulière à la vie démocratique. Là où d’autres nations s’endorment dans le consensus, la France s’éveille dans le conflit. Là où l’Allemagne s’attarde en commissions pour limer les désaccords, Paris embrase ses places pour les mettre en pleine lumière. Ce contraste n’est pas seulement politique, il est anthropologique : le citoyen français revendique le tumulte comme un droit, quand son voisin allemand recherche la stabilité comme une vertu.

Et ainsi la République française, fatiguée mais toujours vivante, persiste dans cette étrange logique. Chaque loi, chaque réforme, chaque vision doit traverser l’épreuve de la rue avant de devenir réalité. C’est long, chaotique, parfois stérile. Mais c’est aussi ce qui empêche la démocratie de mourir de lassitude. Tant que le pavé pourra encore être soulevé, la République restera en mouvement. Sa force est paradoxale : elle ne se trouve pas dans la paix des palais, mais dans le tumulte des places. Et c’est peut-être là, dans cette inlassable contestation, que réside son énergie la plus intime.

Notes de bas de page

1 François Furet, Penser la Révolution française, Paris 1978.

2 Victor Hugo, Les Misérables, Paris 1862.

3 Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Paris 1876.

4 Kristin Ross, Mai ’68 und seine Nachleben, Frankfurt am Main 2002.

5 Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris 2000.

6 Pierre Blavier, Les Gilets jaunes à la lumière de l’histoire sociale, Paris 2020.

7 Claude Lefort, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris 1981.

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