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Clemence Moreau Sceau de Presse

✍️ Clemence Moreau

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Clémence Moreau écrit contre l’oubli du subtil. Spécialiste de littérature, chroniqueuse et défenseuse de l’ambiguïté, elle explore les zones grises où le langage ose encore déranger, où la pensée résiste à l’évidence, où l’écriture n’est pas une campagne mais un risque. Dans La Dernière Cartouche, elle observe la disparition de l’ironie, la domestication du discours et la lente agonie des pages culturelles. Ses textes sont des regards tranquilles mais tranchants sur un monde qui aimait les mots – et qui, désormais, s’en méfie.

📂 Rubrique : Philosophie et Société
🗓️ Publication : 04. avril 2025
📰 Média : La Dernière Cartouche

Libre, mais étranger à so

De la disparition du sujet à l’ère de la visibilité

Dans un monde d’exposition permanente, cet essai explore la disparition silencieuse du sujet – entre liberté, visibilité et perte d’intériorité.

L’aliénation moderne ne s’exprime pas tant dans les débats bruyants que dans ce qui disparaît silencieusement.

Un essai de Clémence Moreau

Les symptômes de notre époque ne se révèlent pas nécessairement à travers ce qui se débat bruyamment, mais plutôt par ce qui disparaît imperceptiblement. Le sentiment d’être en soi-même fait partie de ces choses effacées. Non par interdiction, non par manque, mais par excès : excès de mouvements, d’options, de profils, de stimulations. Au cœur d’un monde où tout semble possible, le sujet devient introuvable à lui-même. Nous sommes visibles comme jamais – sur tous les canaux, à toute heure, sous toutes les facettes – et pourtant étrangement absents de notre propre intériorité.

Ce qui, autrefois, apparaissait comme menace extérieure – censure, contrôle, répression – a aujourd’hui pris une nouvelle forme : une liberté masquée sous les traits d’une exigence subtile. L’homme n’est plus asservi, mais convié à se montrer, à se modeler, à se produire. Et il le fait, jour après jour, dans un mélange d’habitude, d’attente et de lassitude. L’ancienne question « Qui es-tu ? » a été remplacée par une injonction silencieuse : « Montre-nous qui tu veux être. »

Pourtant, la question demeure. Et avec elle, le malaise.

L’aliénation n’est pas un mot à la mode. Elle a une généalogie, une histoire de retrait, de contradiction et de révolte. Chez Karl Marx, elle est conçue principalement de manière économique : l’ouvrier, dépossédé de son produit, perd non seulement son salaire, mais aussi lui-même. Le travail, autrefois expression d’une réalisation créatrice, devient mécanisme, force étrangère. L’homme, aliéné de son acte, désapprend l’être. Marx ne décrit pas une simple exploitation, mais une dépossession métaphysique de l’homme par l’homme.

Au XXᵉ siècle, le regard se déplace. Jean-Paul Sartre pense l’aliénation de manière existentielle : non par le travail, mais par le regard d’autrui. L’homme devient objet – non par violence, mais par perception. Il est vu, fixé, réduit à une forme. Le sentiment de soi devient surface de projection – entre liberté et culpabilité, entre possibilité et angoisse.

Michel Foucault, quant à lui, analyse les fils discrets du pouvoir qui traversent institutions, discours et disciplines. Pour lui, l’aliénation n’est ni une erreur ni une pathologie, mais la conséquence logique d’une normalité qui ne se remet plus en question. L’homme aliéné n’est plus asservi de l’extérieur, mais configuré de l’intérieur. Il n’obéit pas parce qu’on l’y force, mais parce qu’il a appris à se réguler lui-même – au nom de l’efficacité, de la santé, de la responsabilité individuelle.

Ces trois figures de pensée – Marx, Sartre, Foucault – ne constituent pas un chapitre clos, mais un système de coordonnées dans lequel nous évoluons encore aujourd’hui. Peut-être même avec une adaptation croissante. Car ce qui était autrefois provocation est aujourd’hui adouci par la pédagogie, esthétisé par le discours, intégré dans les programmes scolaires – et pourtant plus actuel que jamais.

Les instruments classiques de l’aliénation – chaîne de montage, usine, camisole de force – ont perdu en visibilité. Ils ont été remplacés par des interfaces, des mises à jour, des contrats personnels. La soumission ne s’exerce plus contre la volonté de l’individu, mais par lui-même. Nous appelons cela « optimisation de soi ». Nous appelons cela « responsabilité ». Nous appelons cela « réalisation de soi ». Et c’est précisément dans ces termes que se loge la nouvelle forme de contrôle.

L’homme aliéné d’aujourd’hui n’est plus une victime – il est un projet. Il organise son profil, gère son bonheur, nomme son échec « douleur de croissance ». Il se produit en temps réel – dans le flux, dans le retour immédiat. La visibilité devient monnaie, garantie d’existence. Celui qui ne montre pas ce qu’il ressent, pense, lit, aime ou consomme semble ne pas exister.

Ce qui était autrefois le regard d’autrui est aujourd’hui un public omniprésent et sans visage. Un extérieur algorithmique qui ne dort jamais. Dans ce va-et-vient permanent entre intérieur et extérieur, le sujet perd sa profondeur – non par censure, mais par accélération. Il n’y a plus d’espace pour l’indécision, plus de répit pour la contradiction. L’homme devient la mesure en temps réel de sa propre performance.

Il en résulte une condition paradoxale : on est libre – mais étranger à soi. On peut tout faire – mais à condition de le montrer. On vit – mais sans intériorité.

Ce que Foucault décrivait comme une société disciplinaire est devenu une société d’incorporation. Il ne suffit plus de fonctionner : il faut être convaincu. Convaincu du système. Convaincu de soi-même. Convaincu de l’idée que la vie n’a de valeur que si elle « fait quelque chose d’elle-même ». Telle est l’exigence véritable de notre époque : non la contrainte, mais l’invitation permanente.

L’aliénation n’est pas un défaut individuel. Elle est un climat culturel. Et bien que la France et l’Allemagne soient géographiquement proches, elles diffèrent profondément dans leur manière de traiter ce phénomène.

En France, l’aliénation se politise rapidement. Le retrait y est perçu plutôt comme un symptôme que comme une thérapie. L’idéal républicain du débat, de la confrontation, de l’affirmation de soi par la parole est profondément enraciné. Qui se tait perd. Qui ne s’exprime pas semble ne pas exister. Le discours français est bruyant, contradictoire, excessif – mais animé par la conviction que la parole peut encore quelque chose.

En Allemagne, l’aliénation est plus souvent psychologisée. Le retrait devient soin de soi, pause, cure. Le politique se dépolitise, la surcharge est traitée individuellement. Là où, en France, l’analyse commence, en Allemagne on modère. On s’inscrit dans un cadre, on travaille sur soi, on se retire – en thérapies, en podcasts, en programmes de coaching.

Les deux réactions sont compréhensibles. Mais les deux sont aussi incomplètes.

La critique française s’épuise souvent dans une rhétorique qui nomme le système sans en sortir. La réponse allemande se perd dans le privé, où le politique ne frappe plus à la porte. Ainsi naissent deux formes d’aliénation : l’une bruyante et puissante par le langage, l’autre silencieuse et épuisée.

Et pourtant, les deux se rejoignent en un point : dans l’intuition que ce qui manque ne peut être restauré individuellement. Que le sujet ne cherche pas seulement lui-même – mais un lieu où il puisse encore dire : « Je ne suis pas d’accord. »

Peut-être que le sujet contemporain n’a pas disparu, mais qu’il est simplement débordé – par les rôles, les signaux, les attentes. Peut-être que l’aliénation n’est pas un état final, mais une forme de passage – cet état dans lequel nous recommençons à interroger. Car celui qui est aliéné sent encore qu’il manque quelque chose. Et ce sentiment n’est pas un défaut, mais un reste de conscience. Une dernière résistance contre la fusion avec un monde tel qu’il est.

Il n’existe aucun lieu où l’on puisse se sauver du présent. Pas de retour vers une prétendue profondeur. Pas de guérison romantique du sujet. Mais il existe des moments où la parole tranche encore – contre la douceur des images, contre le rythme imposé du numérique. Une phrase, une pensée, une hésitation suffisent parfois à ne pas se perdre tout à fait.

C’est peut-être cela, aujourd’hui, l’espace véritable de la philosophie : non la grande explication, mais la pensée silencieuse, celle qui n’a pas besoin d’être immédiatement publiée. Une forme de réflexion qui ne doit pas son existence à l’algorithme, mais à la nécessité intérieure. Qui, par respect pour la complexité, s’arrête au lieu de simplifier.

L’aliénation n’est plus un scandale. Elle est un état. Il est d’autant plus urgent de la décrire – avec tâtonnement, de manière fragmentaire, de façon neuve. Non pour la résoudre. Mais pour ne pas s’y dissoudre.

Car peut-être que ce n’est pas la visibilité qui nous sauvera – mais la phrase silencieuse que l’on prononce avant de la rendre publique.

Suggestions de lecture pour approfondir:

AuteurTitreDisponibilitéÉditeur
Eva IllouzLes sentiments à l’ère du capitalismeDisponible en françaisÉditions du Seuil
Frédéric LordonCapitalisme, désir et servitudeDisponible en françaisLa Fabrique
Rahel JaeggiEntfremdung – Zur Aktualität eines sozialphilosophischen ProblemsUniquement disponible en allemandCampus Verlag

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La relation entre philosophie et politique ressemble à une traversée d’une galerie abandonnée : des murs couverts de fragments, des socles sans statues. Toutes deux parlent de l’homme – l’une en concepts, l’autre en lois – et pourtant leur dialogue semble depuis longtemps interrompu.