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La Lorraine comme espace-frontière européen

De l’Empire au département

Pierre Marchand Sceau de Presse

✍️ Pierre Marchand

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Pierre Marchand écrit pour La Dernière Cartouche sur les lignes impériales, les glissements tectoniques et les véritables dynamiques derrière les drapeaux. Il n’est pas un commentateur, mais un chroniqueur – non pas des événements, mais des enchaînements. Marqué par l’école de Scholl-Latour, il pense en termes continentaux, écrit avec densité et ne porte jamais un jugement plus vite qu’il ne mène son enquête. Marchand a longtemps travaillé comme correspondant à l’étranger en Algérie, en Yougoslavie, dans la zone sahélienne et plus récemment dans l’est de la Turquie. Il ne croit pas aux complots – mais aux intérêts. Et à la mémoire de la géographie.

📂 Rubrique : Chambre Noire
🗓️ Publication : 23. mars 2025
📰 Média : La Dernière Cartouche
Un dossier sur la mémoire, la frontière et les couches de l’Europe oubliée – Rubrique Chambre Noire

La Lorraine n’a jamais été une périphérie. Elle l’est devenue. Nulle autre région d’Europe n’a été autant déplacée, morcelée, annexée puis restituée — non par nécessité géographique, mais par pur calcul politique. Ici, la frontière n’est que rarement une ligne. Elle est un symptôme. Une manifestation du pouvoir et de l’impuissance, de l’appartenance et de la perte.

Pour comprendre la Lorraine, il ne suffit pas de lire une carte — il faut prêter l’oreille à sa langue, observer ses villes, sonder sa mémoire. Lire les anciennes inscriptions allemandes sur les boulangeries françaises. Écouter le silence mélancolique des cimetières aux noms imprononçables à Paris. Ressentir la solitude des gares qui reliaient jadis deux empires — et n’accueillent plus guère aujourd’hui.

Depuis le Moyen Âge, la Lorraine fut un terrain de jeu entre l’Occident et l’Orient, entre la couronne et l’Empire, entre la croix et le trône. Duché, puis province, puis département — elle fut sans cesse revêtue d’habits politiques qui ne lui allaient jamais tout à fait. Sous le Saint-Empire romain germanique, elle était allemande ; sous Louis XV, française ; sous Bismarck, de nouveau allemande ; sous Pétain, à moitié ; et sous de Gaulle, enfin française. Mais que signifie enfin, dans une terre qui n’a jamais cessé de bouger ?

L’identité lorraine n’est pas un ou bien — ou bien. C’est un palimpseste. Une couche recouvrant l’autre, chacune tentant d’effacer la précédente — sans jamais y parvenir. Même le centralisme français, ce catéchisme séculier de l’égalité, n’a pas réussi à faire taire les particularités de cette région. La Lorraine est restée rebelle. Avec des sons durs, des cœurs tendres, et une profonde méfiance envers ceux qui viennent d’en haut.

Aujourd’hui, on ne parle plus de « zone frontalière ». On parle de Région Grand Est, comme si cela suffisait. Comme si l’histoire pouvait être apaisée par un décret administratif. Mais la Lorraine se souvient. Des guerres, des évacuations, des passeports changeants, du trouble de l’appartenance. Et elle se souvient des moments où elle se suffisait à elle-même — non pas comme nation, mais comme territoire.

Peut-être est-ce là que réside l’avenir de l’Europe : non dans la fusion, mais dans la reconnaissance des strates. Non dans le recouvrement, mais dans la transparence des couches. La Lorraine n’est pas une terre de passage. C’est un réservoir. De tout ce que l’Europe fut — et de tout ce qu’elle pourrait redevenir, si l’on cessait d’imposer aux régions de choisir.

À une époque où les frontières renaissent, dans les têtes comme sur les cartes, la Lorraine est un antidote. Non pas un modèle. Mais un rappel que l’identité n’est pas une alternative. C’est un malgré tout.