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Bilingue dans une seule langue
La comptabilité double du français
„Chanmé“ est le verlan de „méchant“ (méchant = méchant, méprisable), mais dans le langage des jeunes, il prend un sens positif : cool, impressionnant, génial. Donc : « Yo, c’est chanmé ! » ≈ « Eh, c’est trop bien ! »
Le français ? Depuis des siècles, on le présente comme une langue pas comme les autres. La langue de l’amour, de la diplomatie, de la pensée. Une langue qui sonne comme si elle s’était inventée elle-même — ciselée comme une broche art nouveau, limpide comme un verre de pastis sous le soleil d’Aix. Parler français, dit-on, c’est appartenir à une ligue supérieure de l’expression : cultivée, raffinée, un peu mélancolique. Le français – c’est une promesse. Et pourtant, aussi un mensonge.
Car quiconque a tenté de vivre dans cette langue — non pas de l’apprendre, ni de la réciter, mais de faire ses courses, d’éclaircir un malentendu ou d’appeler un taxi à Sarcelles — sait ceci : il n’y a pas un français. Il y en a deux. Au moins.
On entre sur scène avec « travail », « argent » et « fatigué » dans ses valises — des mots bien repassés, dignes d’un manuel scolaire. Mais dès que la conversation commence, les rôles changent. « Travail » devient « boulot », « argent » se transforme en « blé », et « fatigué » n’est même plus l’ombre de ce que signifie « crevé » : ce sentiment d’être vidé jusqu’à la dernière parcelle d’espoir de rentrer un jour chez soi. On comprend : cette langue a deux visages — et dans les écoles, on n’en montre qu’un.
L’art du camouflage
Le « bon français » — celui des pièces de théâtre, des discours, des diplomates — est un masque. Il veut préserver un idéal d’élégance qui n’a jamais vraiment existé ailleurs que dans les salons feutrés. L’autre langue, celle qui s’est développée au fil des décennies dans les textes de rap, les cours d’école, les salles d’attente et les commentaires TikTok, n’a pas besoin de masque. Elle est directe, fuyante, souvent crue — mais toujours vivante. Elle dépend du contexte, du ton, du regard. Connaître le vocabulaire ne suffit pas pour comprendre.
Un élève dit : « J’suis à la bourre. »
Un prof corrige : « En retard, s’il te plaît. »
Et tous deux savent que l’un d’eux vit dans la France d’aujourd’hui.
Les lignes de fracture sociales ne passent plus seulement entre riches et pauvres, entre ville et campagne, entre centre et périphérie. Elles passent par la langue. Un « flic » n’est pas un « policier ». L’un sent la rue, l’autre sent le ministère. Un « reuf » n’est pas un « frère » — c’est un frère vécu, pas un frère du dictionnaire. Dire « chanmé » ne revient pas à dire « génial » — c’est dire : je fais partie du code, je sais bouger dans ce monde.
La langue comme passage frontalier
On pourrait prendre tout cela pour une curiosité linguistique, un kaléidoscope d’idiomes français. Mais il s’agit de plus. La langue est un pouvoir. Elle décide qui sera écouté — et qui sera simplement toléré. Elle détermine qui aura une place à table — et qui restera dehors, avec son « fric » au lieu d’« argent », sa « galère » au lieu de « situation difficile ». Et elle décide aussi de quelle voix on a le droit de parler.
L’élève de Seine-Saint-Denis qui déclame son texte au présent comme un poète se fait corriger. L’Allemand poli qui demande « puis-je ? » est pris de haut. C’est une danse sur le fil — chaque syllabe peut provoquer la chute.
En France, on ne parle pas juste français. On choisit une langue — et on est choisi.
Cartes postales et éclats de langage
Le mythe d’un français harmonieux et mélodieux survit sur les cartes postales. On y lit « La vie est belle », pendant que l’expéditeur tape « gros daron » sur son téléphone. Deux mondes, un pays. Deux codes, une même monnaie : l’appartenance sociale. Celui qui ignore le code reste à la porte. La langue se protège en se scindant. Et elle punit ceux qui parlent faux, au mauvais moment, avec le mauvais accent.
Ce n’est pas un hasard. C’est un système. L’Académie française défend chaque mot comme une citadelle — pendant que dehors, d’autres règles s’imposent depuis longtemps. Le paysage linguistique français n’est pas un jardin à la française. C’est un terrain accidenté, traversé de failles, jonché d’embûches et de chemins invisibles.
Et au bout, il reste la baguette
Et quelque part entre les deux, il y a l’étranger. L’étudiant en échange, la migrante, le touriste francophile avec son Cours intensif. Ils ont tous appris que « merci beaucoup » est poli, que « baguette » est un pain et que « amour » est un sentiment. Et tous ont découvert un jour qu’un « wesh » ouvre plus de portes qu’un impeccable subjonctif passé.
Le français n’est pas un lieu. C’est un champ. Un champ de pouvoir, d’exclusion, de métamorphose. C’est une langue qui se bat contre elle-même — et qui sonne plus belle que toutes les autres.
Le français ? On ne l’apprend pas. On s’y perd. Deux fois. Au moins.
Lexique linguistique du texte – Ce qui est vraiment dit ici
Verlan est une forme d’expression orale en français où les syllabes sont inversées. D’origine populaire (souvent des banlieues), le verlan sert de code d’appartenance, de résistance et de réinvention linguistique.
| Mot / Expression | Forme standard / Origine | Sens / Usage |
|---|---|---|
| boulot | travail | Terme courant pour le travail – plus direct, concret |
| blé | – (blé = céréale) | Argent, argot imagé |
| fric | du vieux français fricot (soldatesque) | Argent, familier ou péjoratif |
| pognon | probablement de poigne ou pognée | Argent avec idée de pouvoir ou corruption |
| thunes | tune, ancien mot pour monnaie | Beaucoup d’argent, populaire |
| galère | référence aux galères (navires, souffrance) | Situation difficile, galère, galérien |
| crevé | fatigué | Épuisé physiquement et moralement |
| à la bourre | en retard | Pressé, à la bourre, dans le jus |
| J’suis à la bourre | Je suis en retard | Expression orale raccourcie, courante |
| flic | policier | Policier, argot, souvent péjoratif |
| keuf | flic (en verlan) | Encore plus familier, souvent urbain |
| chanmé | méchant (verlan) | Super, stylé, génial (dans le langage jeune) |
| crevé | crever (éclater, mourir) | Complètement claqué, épuisé – plus fort que fatigué |
| reuf | frère (verlan) | Frangin, frère du quotidien |
| meuf | femme (verlan) | Fille, nana – selon le contexte : neutre à sexiste |
| ouf | fou (verlan) | Dingue, impressionnant (souvent admiratif) |
| wesh | – (origine arabe/français des cités) | Salut / provocation – dépend du ton |
| t’es relou | tu es lourd (verlan) | Tu saoules, t’es chiant |
| relou | lourd (verlan) | Pénible, insistant |
| puis-je | forme inversée de pouvoir (langue soutenue) | Formel et rare à l’oral, souvent perçu comme rigide |
| La vie est belle | slogan publicitaire (Lancôme, etc.) | Phrase cliché, carte postale |
| gros daron | daron = père (argot) | Le boss, figure d’autorité (souvent ironique) |
| subjonctif passé | temps composé du subjonctif | Très littéraire, rarement utilisé dans la langue orale |




© Bildrechte: La Dernière Cartouche / LdLS
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