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Entre splendeur et guillotine

André Chénier et la dernière élégie de l’Ancien Monde

Clemence Moreau Sceau de Presse

✍️ Clemence Moreau

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Clémence Moreau écrit contre l’oubli du subtil. Spécialiste de littérature, chroniqueuse et défenseuse de l’ambiguïté, elle explore les zones grises où le langage ose encore déranger, où la pensée résiste à l’évidence, où l’écriture n’est pas une campagne mais un risque. Dans La Dernière Cartouche, elle observe la disparition de l’ironie, la domestication du discours et la lente agonie des pages culturelles. Ses textes sont des regards tranquilles mais tranchants sur un monde qui aimait les mots – et qui, désormais, s’en méfie.

📂 Rubrique : Arts & Culture
🗓️ Publication : 23. juin 2025
📰 Média : La Dernière Cartouche
Es gibt Gedichte, die bleiben nicht in der Literatur. Sie werden zu Chiffren einer verlorenen Möglichkeit – einer anderen Geschichte, eines anderen Tons, vielleicht sogar einer anderen Menschlichkeit. André Chéniers Elegie an Fanny, geschrieben kurz vor seiner Hinrichtung im Sommer 1794, ist ein solcher Text.

Il est des poèmes qui ne demeurent pas dans la littérature.
Ils deviennent des signes, des vestiges d’une possibilité perdue – celle d’une autre histoire, d’un autre ton, peut-être même d’une autre humanité. L’élégie d’André Chénier à Fanny, écrite peu avant son exécution à l’été 1794, appartient à cette rare lignée. Composée à une époque où la parole elle-même était devenue un risque, elle porte pourtant une tendresse qui ne se soumet pas.
Que se passe-t-il donc, quand un poète, sur le chemin de la guillotine, parle encore – à voix basse ?

Peut-être commence ici une réflexion sur la figure de l’intellectuel – qu’on ne devrait pas confondre avec des programmes, des formules de plateau, ou des stratégies de visibilité. L’intellectuel, au sens premier, a toujours été un étranger au présent. Non pas celui qui représente, mais celui qui interrompt. Il n’a pas besoin d’un mégaphone, mais d’un instrument discret – pour rendre audible la dissonance du temps. Chénier fut cet homme-là. Ni poète de cour, ni tribun jacobin, ni porte-parole. Mais un homme qui croyait que la mesure, le sacrifice et la poésie ne sont pas des fuites – mais des formes de présence.

Il faut se rappeler son monde : la monarchie s’était effondrée, la République dévorait ses propres enfants. La parole ne comptait plus ; seuls importaient la suspicion, l’adhésion, l’appartenance. Au cœur de cette frénésie politique, Chénier écrit une élégie. Il y parle de fruits, de la peur d’une mère, du désir de mourir pour une vie aimée. Non pour un régime. Non pour une idée. Pour une vie.

Ici, quelque chose d’exceptionnel se produit : la poésie ne se replie pas sur elle-même, elle oppose sa dignité à la brutalité de l’Histoire. Le geste mythologique – Érigone, Pollux, Alceste – n’est pas un décor. Il est mémoire. Mémoire d’un temps où l’homme n’existait pas seulement comme citoyen, militant ou rouage – mais comme être d’appel, de lien, de décision.

Le poème de Chénier n’est pas un document. Il est un contre-projet. À un monde qui simplifie, il oppose la complexité du cœur. À une époque obsédée par la transparence, il maintient le mystère. Et tandis que la guillotine projette son ombre, c’est encore une fois la lumière d’un monde finissant qui s’allume – non pas avec nostalgie, mais dans une clarté douloureuse.

Aujourd’hui, deux siècles et demi plus tard, la guillotine a disparu. Mais le silence croît.
On dit que les intellectuels sont fatigués. Peut-être.
Mais peut-être ont-ils simplement perdu une langue dans laquelle penser reste un risque, un don, un geste d’amour.
Peut-être faut-il les chercher ailleurs : non sur les podiums, mais dans les poèmes.
Dans ceux-là même.

Chénier meurt – et avec lui une idée du monde où beauté et éthique, clarté et sensibilité formaient un tout.
Mais qui dit qu’elle ne peut pas revenir ?

Peut-être que tout recommence par la lecture.
Pas seulement avec les yeux, mais avec ce désir de profondeur qu’aucun algorithme ne comble.
Peut-être qu’en traitant de tels textes non comme des curiosités culturelles, mais comme des appels à la mémoire,
nous retrouverons ce qu’a été la pensée –
et ce qu’elle pourrait redevenir.

La jeune captive

Poème d’André Chénier

Précurseurs de l’automne, Ô fruits nés d’une terre
Où l’art industrieux, sous ses maisons de verre,
Des soleils du midi sait feindre les chaleurs,
Allez trouver Fanny ; cette mère craintive.
À sa fille aux doux yeux, fleur débile et tardive,
Rendez la force et les couleurs.

Non qu’un péril funeste assiége son enfance ;
Mais du cœur maternel la tendre défiance
N’attend pas le danger qu’elle sait trop prévoir.
Et Fanny, qu’une fois les destins ont frappée,
Soupçonneuse et long-temps de sa perte occupée,
Redoute de loin leur pouvoir.

L’été va dissiper de si promptes alarmes.
Nous devons en naissant tous un tribut de larmes ;
Les siennes ont déjà trop satisfait aux dieux.
Sa beauté, ses vertus, ses grâces naturelles,
N’ont point des dieux sans doute, ainsi que des mortelles,
Armé le courroux envieux.

Belle bientôt comme elle, au retour d’Érigone,
L’enfant va ranimer, nourrisson de Pomone,
Ce front que de Borée un souffle avait terni.
Ô de la conserver, Cieux, faites votre étude ;
Que jamais la douleur, même l’inquiétude,
N’approchent du sein de Fanny.

Que n’est-ce encor ce temps let d’amour et de gloire,
Qui de Pollux, d’Alceste, a gardé la mémoire,
Quand un pieux échange apaisait les enfers !
Quand les trois Sœurs pouvaient n’être point inflexibles,
Et qu’au prix de ses jours, de leurs ciseaux terribles,
On rachetait des jours plus chers !

Oui, je voudrais alors qu’en effet toute prête,
La Parque, aimable enfant, vint menacer ta tête,
Pour me mettre en ta place et te sauver le jour ;
Voir ma trame rompue à la tienne enchaînée ;
Et Fanny s’avouer par moi seul fortuné
Et s’applaudir de mon amour.

Ma tombe quelque jour troublerait sa pensée.
Quelque jour, à sa fille entre ses bras pressée,
L’œil humide peut-être, en passant prés de moi :
« Celui-ci, dirait-elle, à qui je fus bien chère,
Fut content de mourir, en songeant que ta mère
N’aurait point à pleurer sur toi. »

Auteur : André Chénier (1762–1794)
Date de composition : Printemps 1794, prison de Saint-Lazare, Paris
Genre : Élégie / Poésie carcérale
Première publication : Posthume, 1819 dans l’édition des œuvres par Henri de Latouche
Remarque : Le poème est traditionnellement attribué à la jeune Aimée de Coigny, emprisonnée elle aussi à Saint-Lazare. Qu’elle soit ou non le véritable « je » lyrique reste incertain. Ce qui est sûr : le texte mêle imagerie classique et refus de la mort dans un esprit presque romantique – non par révolte, mais par affirmation de la vie.
André Chénier (eigentlich André Marie Chénier, häufig André de Chénier, * 29. Oktober 1762


André Chénier (1762–1794)
Poète du seuil, martyr de la mesure. Né à Constantinople, formé à Paris, Chénier fut un enfant des Lumières – et déjà leur élégiaque adieu. Entre Antiquité et Révolution, sensibilité et Terreur, il écrivit des vers d’une délicatesse classique dans un monde disloqué par les cris. Ses poèmes – souvent fragmentaires – témoignent de l’espoir que beauté et liberté ne s’excluent pas. Lorsque la guillotine devint le métronome du progrès, sa voix se tut. Elle résonne encore – doucement, mais irrévocablement.


Aimée de Coigny (1769–1820)
Fille des Lumières, figure du seuil. Élevée dans les salons de l’Ancien Régime, elle se retrouve à Saint-Lazare – jeune, belle, marquée par la Terreur. Elle ne fut ni héroïne, ni martyre – et devint pourtant la muse d’un condamné. Dans « La Jeune Captive » de Chénier, elle incarne la vie qui refuse de plier. Elle survécut à la Révolution, non sans blessures, mais avec cette discrète dignité que le poème a su préserver. Un visage chargé de mémoire – et un vers qui respire.

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