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La clairière

Extrait des carnets du petit-fils d’un cocher silencieux

Anna Becker Sceau de Presse

✍️ Anna Becker

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Anna Becker écrit pour La Dernière Cartouche sur la société, la déliquescence du discours et la folie quotidienne de ce qu’on appelle encore les Lumières. Ses textes ne sont pas du fleuret : ce sont des pieds-de-biche littéraires contre l’autosatisfaction, la double morale et le chantage éthique au nom de la raison. Avec un humour acéré et un style d’une clarté implacable, elle démonte les récits que d’autres contournent – par peur, par confort ou par calcul de carrière. Becker a étudié la sociologie et la linguistique. Elle travaille de manière anonymisée, vit en retrait, mais pense à voix haute. Son arme la plus affûtée : l’ironie – précise, rare, rarement conciliante.

📂 Rubrique : Politique & Histoire
🗓️ Publication : 21. juin 2025
📰 Média : La Dernière Cartouche

Dans les vallées du Bliesgau, ces plis doucement arrondis, oubliés à l’avant comme à l’arrière du vieux drap lorrain, il est des lieux qui ne figurent dans aucune chronique. Là où les tilleuls chuchotent comme de vieilles femmes en fichus noirs, au visage rougi par mille hivers ; là où l’eau de la Blies pense plus qu’elle ne coule, une mélancolie olivâtre, paresseuse, qui serpente à travers des prairies jadis oscillantes entre allemand et français, prussien et lorrain, comme un ruban flottant dans le vent du destin. Oui, cette terre, sans faîte fixe d’une maison à l’autre, territoire des zones crépusculaires et des horizons indécis – c’est là, en son centre indéterminé, qu’elle fut sauvée, notre Marianne. Une de ces figures qui, comme les papillons, ne déploient leurs couleurs qu’une seule fois avant de disparaître dans l’air jauni de l’Histoire.

Pardon : pas “notre”. Je ne suis ni monarchiste, ni mystique, ni conteur aux doigts tachés d’encre, enclin à ce genre de kitsch pittoresque. Et pourtant, j’entends encore ma grand-mère dire – plus dans le bouillonnement de sa soupe que dans les mots échappés de ses lèvres rugueuses – qu’en cette nuit-là, on conduisit une ombre. Ou bien on voyageait en elle. Ou elle emportait tout. Un véhicule de ténèbres qui se glissait dans les écluses du temps.

La comtesse, oui, bien sûr : Marianne von der Leyen, de noble maison, belle écriture, dont la signature sur les vieux documents ressemblait à un cygne méticuleusement tressé, au profil de monnaie antique, mais faite de chair et de peur. Une peur qui ne criait ni ne tremblait, mais froide, cristalline, s’accumulait dans les veines comme le mercure. C’est elle, dit-on, qui, en cette nuit de 1793, ne passa plus par les miroirs, ses fidèles compagnons, mais par la paille rude et terreuse d’une charrette paysanne.

On dit qu’elle ne s’opposa pas. Qu’elle ne supplia pas. Ce qui déçoit quiconque aime les scènes dramatiques baignées de lumière théâtrale. Elle monta simplement, vêtue comme une bergère tombée en disgrâce ou une paysanne en route vers le marché – une femme qui, soudain, avait déposé le poids de sa condition comme un manteau trop lourd – dans une charrette qui sentait la betterave, le foin et un soupçon d’écorce d’orange amère – que Michel, le valet, avait sans doute subtilisé au marché, petit acte de désobéissance contre la fadeur du réel.

Je la vois. Je la vois cette nuit-là, dans cette charrette, le visage mi-ombre, mi-halo d’étoiles glissant entre les lattes du bois, particules dansantes dans une brume d’angoisse à peine perceptible. Ses mains, prises dans une toile grossière, touchaient le foin, encore chaud du soleil de la veille, rémanence du jour dans la nuit enveloppante. Elle ne dit rien. Seul un frémissement, non du véhicule mais intime, un tremolo profond, parcourait la manche – message nerveux adressé au monde. La charrette, vaisseau de bois sur la mer nocturne, ne roulait pas : elle glissait, portée par une houle muette.

Et Hannes, le vieux, golem silencieux de terre et de labeur, dont les yeux connaissaient les champs comme les rides de sa propre peau, parla à Michel dans une langue ni haute, ni basse, mais de l’entre-deux : dialecte des frontières, de l’ambiguïté, du secret. « Quand tu sens le ruisseau, c’est que le sentier est trop proche », dit-il, la voix aussi profonde que les eaux. « Et si la chouette hulule, ne te retourne pas. Les yeux de la nuit sont partout, même dans les pierres. »

Une fois, alors que la charrette cahotait sur une racine traîtresse, la comtesse entendit une branche frotter doucement contre le flanc de bois, comme une griffe insistante. Elle tressaillit, tendit l’oreille, sentit la respiration lourde et régulière de Hannes et de Michel. Mais nul ne parla, nul n’éleva la voix. Le silence était leur armure la plus forte.

Et ainsi le convoi avança, à travers une forêt qui semblait s’incliner, non par respect mais par fatigue, une forêt qui gardait mieux les secrets de ses arbres que les hommes ceux de leur cœur. Et quelque part – cela dut se produire entre deux souffles, dans un interstice oublié du temps – on changea de charrette. Une clairière. Je l’imagine : petite île de transgression dans l’ombre, effleurée d’un clair de lune parcimonieux. Un courant d’air froid parcourut l’herbe. La sensation d’exposition, de visibilité soudaine, devait être coupante comme une lame.

Paul attendait déjà. Paul, qui était tailleur autrefois, dont le bout des doigts se souvenait encore des étoffes nobles, et qui avait troqué ses aiguilles contre des clous et des rênes – un homme dont le regard savait maîtriser l’invisibilité.

Elle changea de véhicule comme on glisse d’un rêve dans un autre, une transition sans couture d’un cauchemar de menace vers sa continuation sous une autre égide. Aucun mot. Seulement un hochement de tête. À peine perceptible, signe de compréhension mutuelle plus profond que tous les serments et édits. Et en avant. La seconde charrette, plus souple, semblait porter la peur de la comtesse avec plus de légèreté, comme une barque sur une mer d’huile.

Plus tard, bien des années plus tard, quand on se brûlait à nouveau les doigts aux poignées en laiton et que la Révolution n’était plus qu’un mot trouvé dans un grenier entre deux boules antimites, relique historique sans flamme vivante, quelqu’un écrivit : « Elle fut sauvée par son peuple. » Mais quel peuple ? Une masse diffuse, anonyme, à peine un murmure dans les annales ?

Était-ce Else, la servante aux tabliers toujours de travers, dont les yeux savaient paraître à la fois tristes et rusés ? Celle dont on disait qu’elle avait une cicatrice dans le dos, comme une seconde colonne vertébrale, souvenir d’un accident avec un cheval affolé – ou bien d’une chute amoureuse ? Sa loyauté n’était pas aveugle, mais tissée d’habitude, de dépendance, et d’une affection discrète, silencieuse, comme celle qu’on voue à un vieil arbre.

Ou Jakob, le forgeron, dont les mains étaient aussi fortes que les chênes de la forêt, mais capables de courber les fers les plus fins pour les plus nobles montures ? Lui qui ne craignait que deux choses : que le fer se brise – et qu’un autre emmène sa fille, qu’il aimait comme la braise dans sa forge. Son aide n’était pas un geste politique, mais la solidarité brute et instinctive d’un homme sachant ce que c’est que de protéger ce qui a de la valeur.

Ou était-ce simplement la pluie, qui tombait non en trombes mais en une bruine constante, amortissant les sons lorsque la charrette passa l’étroit passage près de la ruine effondrée, dont l’ombre pesait comme un spectre menaçant ?

Je crois que c’était le silence. Le grand silence collectif, tombé sur toute chose comme le givre sur une dalle d’hiver, voile invisible qui la dissimula aux yeux des poursuivants. Personne ne vit rien. Personne ne demanda rien. Personne ne se souvint, jusqu’au moment venu. Et c’est ainsi qu’elle put fuir, protégée par le vide de la non-existence dans l’esprit de ceux qui la cherchaient.

On raconte qu’il y eut une scène. Bien sûr, il n’y a pas de témoins – seulement l’écho d’un pressentiment. Mais on dit que la comtesse aurait, l’espace d’un instant, levé le voile – non celui, réel, qui couvrait sa tête, mais celui, invisible, à peine palpable, et pourtant infranchissable, qu’on tend entre rang et humanité. Elle aurait regardé le vieux Hannes comme si elle ne l’avait jamais vu, comme s’il était une gravure rare dans un vieux volume à peine entrouvert. Et dans ce regard – ni pitié, ni condescendance, ni même gratitude, mais une curiosité presque… intellectuelle, oui, celle qu’on réserve à une espèce inconnue – résidait tout le drame d’un ordre en déclin, d’un siècle en fin de règne.

Hannes, qui ne lisait que le ciel et les épaules de son bœuf, lesquelles lui parlaient la langue du labeur, aurait légèrement hoché la tête. Rien d’autre. Un frémissement du cou, à peine perceptible. Et là, disait ma grand-mère, cela cessa d’être un sauvetage. Ce fut un échange. Un échange discret, sans témoin, des rôles, de la compréhension, de l’avenir.

Car ils ne portèrent pas seulement son corps à travers la forêt. Ils portèrent son monde, son image, sa peur. Ils portèrent une époque sur leurs épaules noueuses, une époque au seuil de l’oubli. Et quand le matin vint – non triomphant, mais pâle et timide comme une première phrase – ils se tenaient là où ils s’étaient trouvés la veille au soir : sans protection, sans maîtresse, sans illusions, accrochées comme des toiles d’araignées aux vieux murs.

On dit qu’elle s’en sortit. Que l’aurore s’éleva rose pâle au-dessus des champs, comme une phrase timide d’un roman encore à écrire. Qu’elle franchit la frontière près de Trèves – ou était-ce à Hornbach ? Les archives se contredisent avec l’insolence des documents morts. Les souvenirs plus encore, envahissants comme les herbes folles dans le jardin de la vérité. Il existe une lettre – ou une copie – avec une tache d’eau semblable à une lune au revers, où elle écrit : « J’ai perdu mes chaussures, mais pas le chemin. » Un détail infime qui en dit plus sur la réalité de sa fuite que toutes les études historiques.

On dit qu’elle vécut plus tard à Coblence, dans une maison ornée de cygnes de pierre au portail, reflets pétrifiés de la grâce éphémère de sa maîtresse. D’autres soutiennent qu’elle ne revint jamais, qu’elle mourut en Suisse, veuve, légende, note de bas de page dans un manuel d’histoire oublié dont le signet a glissé depuis longtemps.

Et pourtant – il existe cette image. Je l’ai vue. Dans un album privé qu’on ne feuillette qu’avec des gants blancs et sous surveillance. Un portrait, non signé, mal daté, montre une femme à l’ombre d’un noyer. Son regard ne se tourne pas vers l’avant, là où l’avenir appelle, mais légèrement de biais, là où un chemin s’efface, en un point qu’aucune carte ne désigne. Au bord de l’image : une charrette, à demi enfouie dans l’herbe, oubliée, rouillée, vestige d’une possibilité évanouie. Seule une roue est visible. Une seule – et pourtant elle semble tourner, lentement, inlassablement, comme un souvenir que nul ne possède vraiment, dont le mouvement échappe toujours un peu.

Ma grand-mère, dont les mains sentaient la lavande et la pierre quand elle remontait les pommes de terre de la cave sombre, disait alors, penchée sur l’image, ses yeux regardant à travers les siècles : « C’est elle. Et si tu regardes bien, tu verras : elle écoute. Encore maintenant. »

C’est peut-être cela, la véritable histoire. Celle qui échappe à toute saisie directe. Ou juste une de ces clairières où le brouillard demeure, car nul n’ose le dissiper. Trop d’ombres. Trop de sens imbriqués.

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