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Un Dieu qui écrit
Jean d’Ormesson et l’héritage de la pensée élégante
Commentaire de la rédaction
Il écrivait comme on esquisse un sourire. Comme si les mots – dociles et bienveillants – se plaçaient d’eux-mêmes, avec une grâce toute naturelle. Jean d’Ormesson, figure tutélaire d’un esprit français en voie de disparition, n’a cessé de mêler légèreté et profondeur, érudition et ironie.
Chez lui, la littérature n’était pas tant une quête qu’un miracle continuel – un jeu divin dans lequel on fait mine d’ignorer les règles, pour mieux les savourer ensuite.
« Si Dieu existe, c’est un écrivain », disait-il souvent. Et s’il existe vraiment, alors c’est peut-être d’Ormesson lui-même – ou du moins un scribe fidèle d’un ordre supérieur : celui de la beauté de la pensée, de la noblesse des formes, de la politesse du cœur.
À une époque où la phrase s’effiloche, où les points de suspension deviennent des arguments, et où le vacarme remplace le verbe, la langue de Jean d’Ormesson apparaît comme une élégance en résistance – une dentelle de pensée contre les griffes du bruit.
Il ne dénonçait pas – il dévoilait. Il ne s’indignait pas – il s’émerveillait. Il ne courait pas après l’actualité – c’était elle qui, à la fin, lui donnait raison. On lui reprochait parfois sa légèreté.
Il en fit une force. Car chez lui, la légèreté n’était jamais vide : elle portait une mémoire, une fidélité à cette France de Pascal et de Chateaubriand, une manière d’écrire comme on honore un héritage.
Son œuvre – entre roman et confidence, entre philosophie du dimanche et métaphysique lumineuse – reste une invitation à croire encore en la beauté. Non celle des poses, mais celle du regard. Non celle du moi, mais celle du monde.
Peut-on parler de Dieu sans prêcher ?
Peut-on penser sans faire la leçon — et écrire sans fuir ?
Jean d’Ormesson, romancier aristocratique et philosophe malgré lui, a osé cela. Il s’est adressé à Dieu en prose, à l’Histoire sur le ton d’un confident, et à la France comme un fils qui sait que les pères aussi commettent des erreurs.
À une époque qui soupçonne le style et accélère le doute, d’Ormesson fut un rappel : penser comme un art. Écrire comme une relation au monde. L’Europe comme une idée — non comme un marché.
Que reste-t-il d’un homme qui ne fut jamais bruyant, mais jamais insignifiant ? Ce portrait revient sur Jean d’Ormesson — en tant que figure, forme de pensée, dernier représentant d’un monde qui préfère s’interroger plutôt qu’affirmer.
Un essai d’Alain Rakotomalala, auteur invité chez La Dernière Cartouche
Il est des êtres dont la simple présence transforme un lieu — par leur densité, non par leur volume. Jean d’Ormesson était de ceux-là. Il apparaissait avec ce regard clair, presque espiègle, évoquant la lueur des vieux miroirs. Ce n’était pas de la vanité, mais l’expression d’une certitude : le style n’est pas un luxe, c’est une manière d’interpréter le monde.
Son attitude était celle d’un homme qui vivait dans la langue. Il n’écrivait pas seulement, il parlait comme d’autres prient — non pour convaincre, mais pour s’assurer que le monde a encore un sens. Il appartenait à l’Ancien Monde, sans jamais le suivre aveuglément. Il transformait la poussière des siècles en or — par la littérature, non par nostalgie.
Et il s’adressait à Dieu — non par obéissance, mais dans un esprit de dialogue, comme un ami qui interroge, non comme un croyant soumis. Né en 1925 à Paris, dans une noblesse nourrie par le XIXe siècle et tournée vers l’Europe, d’Ormesson grandit avec l’idée que l’origine engage. Son enfance le mena en Bavière, à Venise — des lieux où l’histoire n’est pas décor, mais structure.
L’allemand fut sa première langue. Le français vint ensuite et devint pourtant son instrument le plus intime. La philosophie, étudiée à l’École normale supérieure, ne constitua pas un cadre rigide, mais imprégna sa façon de penser. Il évoluait en rythmes, pensait en images, vivait en métaphores.
Sa vie — souvent racontée comme un mythe parisien : directeur de l’UNESCO, rédacteur en chef du Figaro, plus jeune membre de l’Académie française — ne se réduisait jamais aux fonctions. Il se considérait comme un médiateur. La diplomatie sans culture n’est que tactique. Et un peuple privé de sa langue perd plus que des mots — il perd son foyer.
Jean d’Ormesson fut aussi celui qui fit entrer pour la première fois une femme à l’Académie française : Hélène Carrère d’Encausse, historienne d’origine russe, esprit brillant, future Secrétaire perpétuel. Ce n’était ni un geste symbolique, ni une opération de communication. Il agissait par conviction.
Car il savait que l’éternité dont l’Académie se réclame si volontiers reste creuse si elle n’est pas fondée sur la justice. Et il avait compris qu’il n’est pas nécessaire de rompre avec la tradition pour l’ouvrir. Il suffit de la prendre au sérieux — et de l’appliquer avec courage.
Ses romans portent de grands titres. Ce n’était pas de la prétention — ils posaient de grandes questions : La Gloire de l’Empire, un empire imaginaire qui en dit plus sur l’esprit européen que bien des éditoriaux. Dieu, sa vie, son œuvre — à la fois parodie et profession de foi, entièrement philosophie en récit. C’est une chose étrange à la fin que le monde — un titre qui résonne déjà comme de la littérature.
Ces livres explorent le temps, l’amour, la connaissance — et la disparition. Et toujours, Dieu. Non comme juge, mais comme adresse au doute. D’Ormesson parlait de Dieu comme d’autres parlent de l’impossible — non pour le démontrer, mais parce qu’il refusait de le laisser disparaître.
Sa prose ne fuyait pas les abîmes — elle leur tendait la main. Écrire, pour lui, relevait d’un geste créateur, d’un mouvement vers le divin. Non par orgueil, mais par dévotion. La littérature n’était pas un refuge — mais un retour. À la langue. Au monde. Au sens possible.
En Allemagne, Jean d’Ormesson fut moins connu pour des débats théoriques que pour une histoire — discrète, complexe, humaine. Au plaisir de Dieu raconte l’origine et la dissolution, l’héritage aristocratique, la foi et le doute dans un monde en recomposition. Ce n’était ni un manifeste ni une leçon — mais un récit sur la fragilité de ce qui demeure.
En 1981, la Bayerischer Rundfunk adapta le roman — réalisation : Robert Mazoyer. Un récit français transposé en format télévisé allemand. Ce qui aurait pu basculer dans le pathos ou le kitsch devint quelque chose de rare : un moment discret de compréhension entre cultures.
Will Quadflieg, Christine Ostermayer, Dieter Kirchlechner, Ruth Drexel — ils ne jouaient pas des rôles, ils créaient une atmosphère. La série ne fut pas un événement médiatique. Mais elle demeura.
Elle atteignit moins de spectateurs — mais davantage de profondeur. Et c’est là que résidait sa portée : elle montrait que la compréhension ne naît pas du bruit, mais de la précision. Qu’un aristocrate français de fiction peut créer plus de lien que cent sommets diplomatiques.
Lorsque Jean d’Ormesson mourut en 2017, ce ne fut pas une surprise. Mais soudain, quelque chose manqua : un écrivain, oui — mais surtout une voix singulière. Douce. Subtile. Intelligente.
À une époque de volte-face rapides et de jugements bruyants, d’Ormesson paraît presque anachronique. C’est peut-être là sa place dans la mémoire collective : non pas sembler moderne, mais rester essentiel.
Car celui qui parle à Dieu sans prêcher, celui qui porte son héritage sans s’en servir pour exclure, celui qui pense sans dominer, celui qui écrit pour relier — celui-là laisse plus que des livres. Il laisse une possibilité.
Souvenir d’enfance : l’allemand comme première patrie linguistique
Jean d’Ormesson passa une partie de son enfance en Bavière — son père, diplomate, était en poste dans plusieurs pays d’Europe. Dans des entretiens ultérieurs, il expliqua que l’allemand avait été sa première langue, celle dans laquelle il pensait, rêvait, lisait. Le français vint ensuite — et devint la langue du cœur, de la littérature, de l’élégance. Mais l’allemand d’enfance resta présent : comme un écho, une origine, un signe d’une enfance vécue dans l’espace européen d’avant la catastrophe.
Historique des publications
Jean d’Ormesson a publié plus de quarante ouvrages : romans, essais, récits autobiographiques. La plupart sont parus chez Gallimard, certains chez Robert Laffont. Parmi les plus connus figurent :
- La Gloire de l’Empire (1971, Grand Prix du roman de l’Académie française)
- Dieu, sa vie, son œuvre (1981)
- Presque rien sur presque tout (1996)
- C’est une chose étrange à la fin que le monde (2010)
- Un hosanna sans fin (2018, posthume)
Plusieurs œuvres ont été traduites en allemand, notamment Wie es Gott gefällt (1981), connu du grand public grâce à son adaptation télévisée.
Réception
Une œuvre silencieuse, née à la mauvaise décennie
Lorsque la Bayerischer Rundfunk adapta Wie es Gott gefällt en 1981, la série ne toucha pas la corde sensible de son époque. Elle parut à l’ère de la télévision privée naissante, des formats d’action et des récits sociopolitiques. Le portrait subtil de d’Ormesson, celui d’un milieu en train de disparaître, semblait venu d’un autre temps — ralenti, feutré, formellement classique.
La version allemande, portée par des acteurs comme Will Quadflieg, Christine Ostermayer, Dieter Kirchlechner et Ruth Drexel, conféra au roman français une dignité mélancolique. Pas un événement, ni un succès d’audience — mais une pièce télévisée pour les marges du jour. Pour un public capable d’entrer dans le rythme et le ton d’un roman qui ne cherchait pas à convaincre, mais à accompagner.
Aujourd’hui, la série est perçue comme une curiosité : une adaptation transculturelle, soignée et sensible. Pas un classique du petit écran, mais la preuve que la littérature peut, parfois, trouver son chemin vers l’image. Silencieuse, exigeante, intempestive. Et c’est précisément pour cela qu’elle demeure.
Jean d’Ormesson, Paris, 2018.
Portrait d’un caractère – d’Ormesson comme figure
Il était charmant, jamais complaisant. Léger, jamais superficiel. Ironique, sans froideur. En lui vivait un style aristocratique qui ne se transmettait pas, mais laissait une empreinte — comme un parfum qui reste, longtemps après que celui qui le portait a quitté la pièce. Ceux qui parlaient avec lui sentaient aussitôt : voici quelqu’un qui n’a pas besoin de briller pour éclairer. Et qui ne prétendait jamais tout savoir — seulement poser les bonnes questions.